On ne l’a pas assez relevé mais que vient de déclarer ce Triangle de Weimar que le Guardian appelle la « nouvelle locomotive » de l’Union ? Eh bien mercredi dernier, les ministres des Affaires étrangères des trois pays qui le composent, la Pologne, la France et l’Allemagne, ont jugé que l’Union européenne devait devenir un « véritable acteur géopolitique » – ce que la France appelait autrefois l’« Europe puissance ».
Radoslaw Sikorski, le chef de la diplomatie polonaise, avait déjà employé, devant la Diète, l’expression d’« entité géopolitique » pour décrire l’Union. On y était presque mais, cette fois-ci, l’entité est devenue acteur et l’Union européenne devient une Union politique. Tout reste à faire, bien sûr, mais le tournant est pris car il y a de puissantes raisons à ce ralliement de l’Allemagne et de la Pologne à une ambition qui n’avait si longtemps été que française.
La première est qu’il faudra sans doute plusieurs années pour que le Kremlin renonce à retrouver les frontières impériales de la Russie et à imposer par-là sa domination politique à l’ensemble de l’Europe. La deuxième est que l’instabilité du Proche-Orient va durer et que ses retombées n’épargneront pas les 27. Quant à la troisième des raisons pour lesquelles les deux premières puissances européennes et le plus riche des nouveaux Etats membres, l’Est et l’Ouest de l’Union, ont désormais uni leurs forces pour affirmer l’Union en puissance politique, elle est que les Européens ne peuvent plus compter sur les Etats-Unis pour assurer leur Défense.
Les contribuables et les élus américains considèrent que l’Europe n’est plus à reconstruire ni même à réunir et qu’elle peut donc financer sa sécurité sans qu’ils n’aient plus à l’aider. Ce n’est évidemment pas faux et, à la Trump ou à la Démocrate, brutalement ou courtoisement, les Etats-Unis se détournent de l’Europe pour mieux faire face à une Chine qui les inquiète autrement plus que Vladimir Poutine et ses nostalgies impériales.
Nous sommes virtuellement nus. Au moment même où les dangers s’accroissent à nos frontières comme jamais depuis 1939, l’Union est sans autre Défense que l’armée française. Nous n’avons plus le choix et c’est pour cela que le Triangle de Weimar est sorti de son sommeil sitôt que les Polonais ont renvoyé leur droite germanophobe dans l’opposition. Nécessité fait loi et c’est pour cela que loin de provoquer l’émoi qu’elle aurait suscité il y a encore peu, la déclaration de Radoslaw Sikorski, Stéphane Séjourné et Alanea Baerbock est apparue logiquement répondre à un indiscutable besoin. On n’a pas même entendu les extrêmes-droites dénoncer là des visées fédéralistes cachées alors même qu’elles auraient eu matière à le faire tant…
Lisons. « Notre objectif est de renforcer la souveraineté et la résilience européennes ». « Nous réaffirmons l’importance de capacités de Défense européennes (…) contribuant à la sécurité transatlantique et mondiale, en complémentarité et interopérabilité avec celles de l’Otan ». « Nous soulignons l’importance d’un pilier européen fort au sein de l’Otan » et suivent alors les « éléments essentiels au renforcement de la sécurité et de la Défense européennes » qui sont :
Premièrement, des budgets de Défense correspondant à « au moins » 2% des PIB nationaux et alloués de manière à « bâtir les forces et capacités nécessaires à notre Défense collective ». Deuxièmement, « le renforcement des capacités européennes dans la Défense aérienne, les capacités de combats terrestres, les systèmes de frappes de précision dans la profondeur, les drones, les capacités de commandement et de contrôle, les capacités logistiques et de mobilité, les stocks de munitions et les investissements dans des technologies d’avenir ».
Il serait en un mot essentiel de renforcer des capacités communes dans tous les domaines ou presque et il le serait aussi, troisièmement, « d’accorder la priorité aux politiques industrielles de Défense en approfondissant les efforts de concertation et de normalisation, de mettre en place des contrats d’achat à long terme et (…) de veiller à ce que ces efforts conduisent à l’élargissement de la base de production dans toute l’UE et profite aux entreprises de taille intermédiaire en Europe ». L’Allemagne, la France et la Pologne n’ont ainsi appelé à rien d’autre qu’au développement d’industries paneuropéennes de Défense assurant une « baisse des coûts et une plus grande interopérabilité ».
Non seulement, ces incontournables puissances, autrefois si divisées sur les questions de Défense, prônent dans leur déclaration du 22 mai une Défense commune assise sur des industries de Défense européennes mais elles entendent « garantir un engagement européen de long terme en faveur de l’Ukraine » ; « renforcer la cohérence de l’action extérieure de l’UE » ; « adopter une approche Equipe Europe dans les relations entre les Etats membres et les institutions de l’UE » ; « travailler à une sécurité intégrée » dans la lutte contre les menaces hybrides et la criminalité transnationale et créer un « Triangle de Weimar vert » pour aider à conduire une « transition juste et ordonnée ».
« Des mots », diront beaucoup. Oui, ce ne sont en effet que des mots mais outre que jamais des pays aussi influents et différents ne les avaient prononcés ensemble, quelles forces pourraient aujourd’hui empêcher qu’ils ne deviennent réalité ? Ni les gauches, ni les droites, ni le centre, ni les Verts ne souhaiteraient le faire et les extrêmes-droites auront du mal à s’opposer à ce que nos armées nationales organisent leur complémentarité dans un monde aussi dangereux.
Cela ne signifie pas que tout se fera vite et bien. En termes d’emplois et de rentrées fiscales, chaque pays voudra tirer le maximum de bénéfices des investissements à venir. D’inévitables conflits d’intérêt freineront la marche vers la Défense commune mais quand on voit déjà les pays de la Baltique resserrer leurs rangs et l’Union acheter des munitions en commun, comment nier que le soudain rapprochement de ces trois pays ne fait qu’annoncer ce qui devient sous nos yeux le troisième moment de l’unité européenne – l’unité politique après le marché commun et la monnaie commune ?