Impressions d’un eurodéputé en mission à Tbilissi
Je n’étais pas fier de moi. Etudiants ou anciens ministres, artisans ou universitaires, les manifestants géorgiens ne faisaient pas que me remercier d’être venu jusqu’à eux. « Pourquoi ne faites-vous rien, me demandaient-ils ? Quand prendrez-vous des sanctions contre les responsables de la fraude électorale, des arrestations et des tabassages ? ». Quand, mais quand, insistaient-ils, cette Union qu’ils veulent tant rejoindre les défendrait-elle vraiment ?
J’avais le choix : me défausser ou parler vrai, annoncer l’arrivée prochaine de cette délégation d’eurodéputés dont j’allais faire partie ou bien avouer que, France exceptée, les Etats membres restaient beaucoup plus prudents que le Parlement alors que c’est eux qui définissent les politiques européennes. J’avais le choix mais je n’étais pas là pour les démoraliser. Je n’en avais pas le droit et j’ai donc préféré – c’est tellement plus facile – interroger en journaliste plutôt que répondre en homme politique.
« Pourquoi semblez-vous tout attendre de l’Union européenne, leur ai-je à mon tour demandé ? Pourquoi ne vous organisez-vous pas mieux ? N’est-ce pas que vous n’avez pas les moyens de l’emporter et que vous le savez » ?
Je n’avais pas besoin de développer. La Russie à leurs portes, Poutine qui leur a déjà volé 20% de leur territoire en 2008 et des élections manipulées qu’ils viennent de perdre, ils savaient tout cela mieux que moi mais « nous ne perdrons pas », m’ont-ils dit. « Nous ne sommes pas le Belarus », disaient-ils en m’expliquant qu’en quelque 35 ans d’indépendance recouvrée, la Géorgie avait connu beaucoup d’alternances et de batailles politique, qu’elle n’était pas restée, contrairement au Belarus, sous la coupe d’un dictateur soviétoïde et qu’il était trop tard pour la faire renoncer à sa liberté et repasser sous giron russe.
Un ancien ministre des Affaires étrangères me le disait. Des grappes de jeunes gens peace and love l’approuvaient. Aux pieds du Parlement, la Géorgie était unie – et l’est chaque soir – par la suspension des négociations d’adhésion à l’Union. C’est ce qui a mis le feu aux poudres alors que, fin octobre, le trucage des élections avait assommé ce pays. Il n’y avait alors à peu près pas eu de réaction mais cette décision signifiait si clairement que le Rêve géorgien, le parti au pouvoir, fermait la route de Bruxelles pour rouvrir celle de Moscou que la Géorgie s’était brutalement réveillée, jusque dans ses bourgs et villages.
Le face-à-face est saisissant. D’un côté, Bidzina Ivanichvili, multimilliardaire qui a fait sa fortune en Russie et contrôle aujourd’hui l’essentiel de la Géorgie, économie, Parlement et forces de police ; de l’autre, cette écrasante majorité de Géorgiens qui veut entrer dans l’Union pour fuir la Russie mais n’a pour seule arme qu’une présidente sans pouvoirs, Salomé Zourabichvili, magnifique de courage et de détermination mais dont le mandat s’achève fin décembre et dont le successeur, un footballeur d’extrême-droite, est déjà désigné.
Les chancelleries tableraient plutôt sur le milliardaire et son parrain russe mais la Géorgie n’est pas le Bélarus et maintenant qu’il a perdu la Syrie, il serait difficile à Vladimir Poutine d’envoyer des troupes en Géorgie alors qu’il en manque en Ukraine. Vu de Tbilissi, le petit Staline commence à s’essouffler et, pour ma part, j’ai vite commencé à me dire que ces manifestants ne s’illusionnaient pas forcément.
La répression est violente. Les arrestations se comptent par centaines dans un pays de moins de 4 millions d’habitants mais les milieux d’affaires font savoir que l’économie aurait tout à perdre à tourner le dos aux échanges avec l’Europe. Les pétitions de fonctionnaires en faveur de la voie européenne se multiplient. Le tout puissant Ivanichvili n’a lui-même nulle envie de totalement rompre avec l’Union car ses intérêts y sont grands. Sans doute préférait-il garder ses entrées à Bruxelles en même temps qu’à Moscou. Ses proches martèlent que les négociations avec les 27 n’ont été que suspendues. Leur inquiétude est telle que j’ai pu dire, sans qu’il ne s’insurge ni ne proteste, à un haut responsable du Rêve géorgien que c’était à son parti de résoudre la crise qu’il avait provoquée et que de nouvelles élections s’imposaient avant que la situation ne devienne inextricable.
Personne ne veut l’affrontement mais tout y mène. On y sera peut-être dès le 29 décembre car Salomé Zourabichvili n’entend pas céder ce jour-là la présidence à un successeur dont personne ne veut. Peut-être est-ce pour plus tard mais on y va tant on mesure, à Tbilissi, à quel point la page du soviétisme est tournée.
De Kiev à Tbilissi, d’Erevan à Kichinev, Vladimir Poutine voudrait reconstituer un Empire défait qui ne renaîtra pas car il faut avoir largement dépassé 40 ans pour s’en souvenir. Revenu d’un passé qu’il n’a pas les moyens de réimposer, il n’est qu’un mort vivant et les Géorgiens ont raison. Il ne faut pas en avoir peur mais le renvoyer dans sa tombe.
(Photo: Jelger Groeneveld, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons)