Publié dans Le Monde le 29 décembre 2024

Il était lui, sans étiquette, lui-même et personne d’autre. Prénom français, nom anglais, Olivier Todd n’avait pas seulement été façonné par deux cultures dont il maitrisait si superbement les codes, les langues et les plus grands auteurs. Pilier de France Observateur devenu Le Nouvel Observateur, grand reporter à la BBC, numéro 2 de L’Express, biographe de Camus, Brel et Malraux, il était aussi parent par alliance d’un trio de normaliens, Aron, Sartre et Nizan, qui allait incarner trois des grands courants de l’intelligentsia française d’après-guerre.

Paul Nizan, dont il avait épousé la fille, Anne-Marie, avait été le plus brillant intellectuel et journaliste du Parti communiste français avant d’en devenir le total proscrit pour avoir dénoncé le Pacte Molotov-Ribbentrop, le partage de l’Europe centrale entre Hitler et Staline. Tué sur le front en 1940, Nizan allait longtemps rester un fantôme de la gauche française avant que Jean-Paul Sartre ne le ressuscite, au milieu des années 60, en préfaçant la réédition d’Aden Arabie.

Sartre l’ignorait mais il allait ainsi faire de ce révolutionnaire antistalinien que la mort avait figé dans une éternelle jeunesse une figure de Mai-68. L’incipit d’Aden – « J’avais vingt ans [et] je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie » – exprimera une génération et puis il y avait Aron.

Editorialiste du Figaro, Raymond Aron était le seul des trois qui ne fût pas de gauche mais, comme Sartre, il avait toujours gardé le contact avec Henriette Nizan, « Rirette », la veuve de leur ami disparu. Sartre et Aron ne se parlaient plus. Seule la défense des dissidents soviétiques allait finir par les réunir au milieu des années 70 mais Olivier assurait à lui seul l’improbable pérennité du trio.

Il était leur gendre adoptif, venu d’ailleurs et assez singulier pour autant les irriter que les intéresser, voire les séduire. Né de père inconnu, fils d’une communiste anglaise installée à Paris et petit-fils de la directrice lesbienne du Vogue britannique, Olivier était trop marqué par la gauche et l’anticonformisme pour qu’Aron puisse se reconnaître en lui mais ce libéral appréciait son rejet de la poésie politique des intellectuels français et son adhésion aux grands penseurs pragmatiques d’Outre-Manche.

Sartre appréciait quant à lui que cet anticommuniste pleinement à gauche ouvre une fenêtre sur les mondes américain et britannique aux colonnes et à la rédaction de sa revue, les Temps modernes.

Olivier avait tout pour devenir l’héritier d’un des deux papes de l’après-guerre mais il ne s’est jamais vraiment rapproché d’Aron, trop à droite à son goût, et a toujours gardé ses distances avec Sartre qu’il aurait sans doute préféré camusien. A une époque où c’était une insulte à Paris, il était social-démocrate et représentant de fait, sans lettres de créance, du travaillisme britannique.

Parce qu’Anne-Marie et lui appartenaient comme mes parents au très petit monde de la gauche anticolonialiste et anticommuniste j’avais grandi aux côtés d’Emmanuel, son fils. Mano était un frère de lait. Olivier était un peu mon oncle mais mon plus vif souvenir de lui remonte à ces lundi de l’automne 1971 lorsque, stagiaire à l’Observateur, je l’entendais citer la presse anglo-saxonne pour expliquer le monde à une équipe qui ne raffolait ni du travaillisme ni des Etats-Unis. Bien des dents grinçaient mais Olivier…

C’était Olivier, beau, intense, très aimé des dames et seule personne du journal qui aurait un jour pu remplacer Jean Daniel avec lequel il entretenait autant de complicité politique que de sourde rivalité.

Il revenait alors de Panorama, mythique émission télévisée où Pierre Desgraupes l’avait fait venir en signe d’ouverture mais dont il avait claqué la porte après avoir échoué à évoquer la guerre d’Algérie comme il l’aurait voulu. Il était ainsi devenu l’un des journalistes les plus connus de France, prestigieux et reconnu dans les rues. Comme Nizan avait été celui du PC, il était l’enfant chéri de l’Observateur mais au bout d’un long reportage au Vietnam cet homme qui avait tellement dénoncé l’intervention américaine a envoyé à l’hebdo de la gauche intellectuelle un reportage dénonçant l’unification qui s’annonçait sous la férule d’un parti stalinien.

C’était tout Olivier, journaliste engagé mais d’une totale honnêteté intellectuelle et assez courageux pour aller à la rupture avec son milieu politique, social et affectif. Avec l’accord de Jean Daniel qui estimait que le lectorat de l’Obs n’aurait pas suivi, tout le sens du papier avait été infléchi avant que son avion de retour n’ait atterri. Pour Jean, c’était le journal et la lente reconstruction d’une gauche socialiste qui étaient en jeu. Pour Olivier, c’était la vérité. L’un travaillait chaque semaine à faire reculer le vote communiste mais prenait soin pour cela de ne pas heurter de front les idées reçues de la gauche, pas même celles qu’il ne partageait pas. Jean y est très largement parvenu mais Olivier entendait lui ne s’autoriser aucune dérogation politique aux devoirs de témoigner et d’informer alors même qu’à long terme, les objectifs de Jean étaient aussi les siens.

Complexe et douloureuse, la rupture aurait pu devenir franchement laide si Jean-François Revel n’avait pas su convaincre Olivier de le rejoindre à L’Express. La tonalité y était social-démocratie et centre-droit, et de droite et de gauche, mais le propriétaire, Jimmy Goldsmith, allait vite en licencier ce venu de l’Obs qui penchait plus Mitterrand que Giscard.

« J’ai 50 ans. Je suis foutu », m’avait-il dit ce jour-là. C’était vrai pour le journalisme. Aucune rédaction ne lui a tendu la main mais restait à Olivier l’autre vie qu’allait lui offrir son talent d’écriture, celle du biographe de Brel qu’il aura autant aimé que Bob Dylan, de Malraux qu’il admirait si profondément et de Camus, son seul maître.

(Photo: Ciramor1992, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons)

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