Tribune publiée dans la Libération le 10 janvier 2025
L’Europe n’est pas morte. Elle a de formidables retards à combler. Il lui faut s’affirmer au plus vite en puissance politique mais le nouvel impérialisme de Donald Trump précipite le mouvement au lieu de le freiner alors même que l’invasion de l’Ukraine avait déjà convaincu les 27 de la nécessité d’une Défense commune.
La mission du commissaire à la Défense dont l’Union s’est maintenant dotée est de jeter les bases d’industries d’armement paneuropéennes. L’Union pourrait là recourir à l’emprunt car les démocrates-chrétiens qui devraient revenir au pouvoir à Berlin en février veulent accroître le soutien allemand à l’Ukraine et auront besoin d’élargir leur marge de manœuvre financière. En charge de la présidence tournante de l’Union, la Pologne, cette Pologne qui avait si longtemps refusé l’idée d’une Défense commune car elle ne croyait qu’en l’Alliance atlantique, appelle quant à elle les Etats-Unis à admettre que l’Europe ne peut pas augmenter ses dépenses militaires tout en continuant à acheter américain plutôt qu’européen.
Comme l’Allemagne et les Pays baltes, la Pologne parle aujourd’hui français sur les questions de Défense et le Triangle de Weimar, le triangle franco-germano-polonais, s’impose toujours plus aux commandes politico-militaires de Union.
« Peut-être, très bien, mais trop tard », objectent toux ceux qui nous pensent trop loin de former un véritable ensemble pour pouvoir relever les défis simultanés des Etats-Unis, de la Chine et de la Russie. « L’Europe a raté le coche », clame sans discontinuer l’armée des résignés et le fait est que notre retard technologique sur les Etats-Unis n’est que trop réel, que la Chine en est à sévèrement concurrencer nos industries automobiles et que la Russie s’est engagée dans une restauration de son Empire perdu alors que nous, les Européens…
Eh bien, oui, c’est vrai, nous sommes, nous, les champions mondiaux de la réglementation, du libre-échange et de la lutte contre les monopoles alors qu’il nous faudrait favoriser l’innovation, défendre nos productions et disposer, dans tous les domaines, de géants de taille mondiale. Nos réflexes et nos cultures économiques datent des années 80 quand ce n’est pas des années 50. Nous ne faisons que commencer à réaliser que les dirigeants américain, russe et chinois raisonnent désormais en termes de zones d’influence à consolider, reconstituer ou étendre et que le multilatéralisme et le droit international se sont évanouis avec les générations marquées par la guerre.
Plus grave encore, alors même qu’on se bat à nos frontières et que Donald Trump ne considère pas qu’il ait à nous défendre, l’Union européenne a pour seule véritable armée celle de la France. Aux yeux des résignés, il y a ainsi toutes les raisons d’enterrer l’Europe et d’aller prêter allégeance au Kremlin, à la Maison-Blanche, voire aux deux.
« L’Europe est sortie de l’Histoire », disent même beaucoup d’entre eux mais en quoi sa date de péremption serait-elle dépassée ? Serait-ce que nous ne pourrions plus rien inventer alors que nous comptons tant de talents ? Que nous serions trop pauvres pour nous armer alors que nous sommes si riches ? Que le temps nous manquerait déjà puisque Donald Trump entre en fonction le 20 janvier, que Vladimir Poutine marque des points sur le terrain ukrainien et que nous sommes pris en étau entre des hommes qui trouvent tout naturel de revendiquer l’un, l’Ukraine et l’autre, le Groenland ?
Allons ! Nous n’avons pas de temps à perdre mais le monde ne changera pas à la seconde où Donald Trump se rassiéra dans le Bureau ovale. Vladimir Poutine ne s’assurera pas le contrôle de l’Ukraine en trois mois et ce n’est pas en vingt-quatre heures que ces deux-là parviendront à un accord qu’ils pourraient imposer aux Ukrainiens et à l’Union.
Les déclinistes et autres résignés d’hier et d’avant-hier, ceux qui avaient torpillé la Communauté européenne de Défense en 1954, qui n’avaient eu de cesse de freiner ensuite l’unification politique de l’Europe et qui avaient rejeté le projet de Traité constitutionnel en 2005 nous ont fait perdre beaucoup de temps mais, non, tout n’est pas perdu car de deux choses l’une.
Première hypothèse, Vladimir Poutine met la barre si haut qu’il rend impossible tout compromis américano-russe sur l’Ukraine. Sous peine de perdre toute crédibilité sur la scène internationale, Donald Trump est alors obligé de donner aux Ukrainiens les moyens militaires et financiers d’aller à des négociations en position de force. L’Alliance atlantique se consolide au lieu de s’effacer. L’Union la dote progressivement d’un pilier européen et les élections américaines, parlementaires dans deux ans et présidentielle dans quatre ans, rebattent bientôt les cartes car la réussite de ce président n’aura pas été éclatante.
Deuxième hypothèse, Vladimir Poutine devient assez réaliste pour voir que la Russie n’est pas en situation de poursuivre cette guerre, qu’il lui faut proclamer sa victoire et accepter que les Européens déploient des troupes sur la ligne de démarcation qui serait alors tracée. Sous mandat de l’Union, plusieurs des petits et grands Etats membres forment, et peut-être bien avec la Grande-Bretagne, ce qui deviendrait la première armée européenne chargée de surveiller et protéger ce qui constituerait, de fait, la frontière orientale de l’Union.
Dans l’une et l’autre de ces deux hypothèses, l’Union s’affirme en puissance politique, dotée d’une Défense commune, organisant ses marches et prenant place, aux côté des Etats-Unis et de la Chine, sur le podium de ce siècle.
Rien n’est bien sûr écrit. De l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite en France à une crise économique mondiale provoquée par un brutal retour au protectionnisme, bien des choses peuvent sérieusement contrarier ce réveil européen mais il n’y en aurait qu’une seule pour l’interdire : notre renoncement.