Il n’y aura pas de comme avant, pas de retour au statu quo ante, pas de résurrection de l’ordre d’après-guerre. En admettant même – ce qui reste à prouver – qu’un président normal, démocrate ou républicain, succède à Donald Trump et referme ce qui n’aurait été qu’une effarante parenthèse, nous n’en reviendrons pas à un seul et même Occident dominé par les Etats-Unis.
La première raison en est que cette page-là n’a pas été tournée par la réélection de ce président mais par la constance avec laquelle ses prédécesseurs s’étaient détournés de l’Europe et du Proche-Orient. En 2008, Georges Bush avait mis la Maison-Blanche aux abonnés absents pendant que la Russie envahissait la Géorgie. En 2014, Barack Obama n’avait pas réagi à l’annexion de la Crimée après avoir finalement refusé, en 2013, de sanctionner l’emploi d’armes chimiques par Bachar el-Assad. Il y a quelque deux décennies que l’un et l’autre avaient dit par-là qu’ils avaient à contrer la Chine et non plus la Russie et que leurs alliés de la Guerre froide avaient donc à assurer eux-mêmes leur Défense.
L’avertissement était devenu message lorsque les Américains avaient porté à leur présidence un candidat, Donald Trump, qui avait systématiquement mis en doute l’automaticité du soutien des Etats-Unis à leurs alliés de l’Otan. Ce jour-là, il y a 9 ans déjà, le tabou qui avait si longtemps pesé sur l’idée même d’une Défense commune est tombé dans toute l’Union qui s’est en fait ralliée sans le dire à l’ambition « d’autonomie stratégique » formulée par Emmanuel Macron.
Il restait de puissants freins à cette évolution puisqu’on ne rompt pas du jour au lendemain avec une culture politique vieille de 70 ans, que beaucoup des Etats membres ne se résolvaient pas à devoir payer pour leur Défense, que les électeurs ne l’auraient sans doute pas admis et que les pays sortis du bloc soviétique craignaient, disaient-ils, de « précipiter l’éloignement des Etats-Unis » en les prenant aux mots.
L’Union a perdu beaucoup de temps. Si ses gouvernements étaient passés aux actes dès 2016, elle disposerait aujourd’hui d’une Défense autonome mais l’évolution des esprits étaient néanmoins telle que les 27, il y a trois ans, n’ont pas attendu les Etats-Unis pour faire bloc avec l’Ukraine agressée. Leurs livraisons d’armes ont devancé celles des Américains. Un pot commun les a financées et les Européens ont alors passé leur première commande commune de munitions, lancé leurs programmes de renforcement de leurs industries militaires et se sont dotés, l’été dernier, d’un Commissaire à la Défense chargé de jeter les bases d’industries d’armement paneuropéennes.
Bien plus ancien qu’on ne le croit, ce tournant européen avait été pris bien avant que Donald Trump n’ait été réélu, n’humilie publiquement Volodymyr Zelinsky dans le bureau ovale et ne répète que l’Union n’aurait été créée que pour « baiser les Etats-Unis ». Tout reste à faire mais la deuxième raison pour laquelle on n’en reviendra pas au statu quo ante est que Donald Trump a su sans le vouloir détacher des Etats-Unis un second pôle occidental qui ne cesse de se renforcer.
Ce n’est pas seulement que, malgré la Hongrie, l’Union européenne n’a jamais été aussi unie de son histoire. C’est aussi que la Grande-Bretagne est en totale harmonie avec l’Union dont elle est aujourd’hui bien plus proche qu’elle ne l’était avant de la quitter ; que la Norvège s’est placée dans le sillage de ce nouveau bloc européen ; que 44% des Canadiens se verraient bien membres de l’Union européenne et que l’Australie se sent et le montre plus solidaire de l’Europe que de la Maison-Blanche.
Donald Trump voulait briser l’Union mais il en fait le pôle d’ancrage d’un autre Occident, fidèle aux valeurs démocratiques que renie le président des Etats-Unis et qui pourrait bientôt se rapprocher d’Etats d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, voire même nouer des alliances de revers si la nécessité l’imposait.
La route qui s’est ouverte à nous n’aura rien d’un chemin de roses. Rien ne sera facile mais pourrait-on réellement imaginer que les Britanniques qui regrettent tant le Brexit puissent à nouveau choisir un grand large qui leur a si peu réussi ou que les Européens se disent demain que, tous comptes faits, mieux vaut les gaspillages de 27 Défenses que l’efficacité d’une seule ?
Poser ces questions, c’est y répondre et ce défi de nous affirmer en acteur de la scène internationale, autonome et garant de la stabilité de notre continent, nous aurions eu de toute manière à le relever un jour, Trump ou pas, puisque les Etats-Unis ont tout à craindre de la Chine et plus rien de la Russie.
Nous n’avons plus le choix et plutôt que de nous demander si nous pourrons être à la hauteur de ce changement d’époque, demandons-nous si Donald Trump et Vladimir Poutine le sont.
Le premier a échoué en tout. Même pour en rire, on ne parle même plus de son brillant plan pour Gaza. Sa guerre commerciale fait dévisser les Bourses et craindre une récession américaine. Ses fantasmes annexionnistes ont uni les Canadiens et les Groenlandais dans un renouveau patriotique et les Etats-Unis votent à l’Onu avec la Russie et la Corée du Nord mais sans leurs alliés.
Comme « retour de l’Amérique », on fait mieux et Vladimir Poutine a, quant à lui, si peur de l’hostilité que provoquerait une mobilisation générale qu’il doit faire appel à des supplétifs nord-coréens. Sur le terrain, ses troupes progressent mais sans même avoir regagné leurs gains initiaux et il lui aura fallu huit mois pour commencer à reprendre possession de la région de Koursk, un territoire russe. Avec des taux d’intérêt et une inflation qui galopent, Vladimir Poutine n’a rien d’un gagnant mais le temps est compté. Avant que Donald Trump ne lui ait permis de reprendre son souffle et de s’attaquer à l’ensemble de l’Ukraine puis au reste de l’ancien Empire russe nous avons, nous les Européens, à nous armer et aligner nos forces.
(Photo: © European Union 2014)