« Très bien, et toi ? »

« Ça va ? », m’a-t-il demandé et j’en suis resté bête, tout aussi incapable de répondre par le rituel « Très bien, et toi ? » que d’oser un « Non, pas du tout, bien sûr que non ». Nous étions trop amis pour un mensonge mais ne nous étions pas vus depuis si longtemps que je ne savais pas par où commencer.

La France ? L’Europe ? Cette tentation de l’indifférence qui, parfois, monte en moi ? J’ai fini par lui dire que cette fois, c’était fait, que j’étais sans famille, moins séduit que jamais par la droite, orphelin de ma gauche et en deuil d’un centre dont je porte les couleurs mais qui n’a pas su s’affirmer.

Je ne peux plus supporter, lui ai-je dit, d’entendre la droite prédire l’apocalypse si nous enlevions aux plus riches une poignée d’avantages fiscaux indus mais je ne peux pas plus admettre que le seul grand combat de la gauche soit désormais le maintien de l’âge de départ à la retraite.

La droite et l’argent me choquent. Déjà passée à l’extrême-droite, la droite de la droite m’horrifie mais la gauche me désespère. La gauche m’humilie, personnellement, car la retraite n’avait pas été conçue pour créer un troisième temps de la vie, le temps du loisir, mais pour qu’on ne tombe pas dans la misère à l’âge où les forces vous manquent. C’est pour cela que le mouvement ouvrier s’était battu et non pas pour qu’on puisse vivre durant quinze ou vingt ans de pensions versées par les actifs à l’heure où leur nombre se réduit, où la durée de la vie s’allonge et où l’on reste en bonne santé et capable, sauf dans certains métiers, de travailler bien plus longtemps qu’hier.

La bataille de la gauche, ce ne devrait pas être les retraites mais le développement du travail précaire, le renchérissement des loyers par l’explosion des locations touristiques et l’affirmation politique de l’Europe contre Trump, Poutine et Xi. A force de caricaturer les batailles d’hier, la gauche ne mène pas celles d’aujourd’hui que le centre ne mène pas non plus et l’on s’étonne de la progression des extrêmes-droites ? Et l’on s’étonne que toute une partie des droites soit désormais tentée par « l’union des droites » ? Et l’on s’étonne que le Rassemblement national puisse bientôt prendre les commandes de la France ?

Ce jour-là, l’unité européenne serait bien compromise. Trump et Poutine pourraient sabler le champagne mais aujourd’hui même qui fait entendre la voix de l’Europe ? Qui l’incarne ? Où est la coalition démocrate qui définisse à haute et intelligible voix, au Parlement comme au Conseil, les priorités de l’Union et la manière de les faire avancer ?

Pas plus que la France, l’Union ne coule. Elle soutient l’Ukraine, affirme son autonomie et se réarme. Elle le fait bien insuffisamment mais elle le fait, mais comme la France, elle n’a plus de visage, aucune capacité de mobilisation politique et rien qui puisse susciter le moindre enthousiasme.

On peut mourir de tels manques mais je n’ai pourtant rien dit de tout cela à cet ami. Je l’ai seulement pensé dans un tourbillon de moins d’une minute avant de lui répondre : « Très bien, et toi ? ».

Photo : Sebastian Fuss

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« Très bien, et toi ? »

« Ça va ? », m’a-t-il demandé et j’en suis resté bête, tout aussi incapable de répondre par le rituel « Très bien, et toi ? » que d’oser un « Non, pas du tout, bien sûr que non ». Nous étions trop amis pour un mensonge mais ne nous étions pas vus depuis si longtemps que je ne savais pas par où commencer.

La France ? L’Europe ? Cette tentation de l’indifférence qui, parfois, monte en moi ? J’ai fini par lui dire que cette fois, c’était fait, que j’étais sans famille, moins séduit que jamais par la droite, orphelin de ma gauche et en deuil d’un centre dont je porte les couleurs mais qui n’a pas su s’affirmer.

Je ne peux plus supporter, lui ai-je dit, d’entendre la droite prédire l’apocalypse si nous enlevions aux plus riches une poignée d’avantages fiscaux indus mais je ne peux pas plus admettre que le seul grand combat de la gauche soit désormais le maintien de l’âge de départ à la retraite.

La droite et l’argent me choquent. Déjà passée à l’extrême-droite, la droite de la droite m’horrifie mais la gauche me désespère. La gauche m’humilie, personnellement, car la retraite n’avait pas été conçue pour créer un troisième temps de la vie, le temps du loisir, mais pour qu’on ne tombe pas dans la misère à l’âge où les forces vous manquent. C’est pour cela que le mouvement ouvrier s’était battu et non pas pour qu’on puisse vivre durant quinze ou vingt ans de pensions versées par les actifs à l’heure où leur nombre se réduit, où la durée de la vie s’allonge et où l’on reste en bonne santé et capable, sauf dans certains métiers, de travailler bien plus longtemps qu’hier.

La bataille de la gauche, ce ne devrait pas être les retraites mais le développement du travail précaire, le renchérissement des loyers par l’explosion des locations touristiques et l’affirmation politique de l’Europe contre Trump, Poutine et Xi. A force de caricaturer les batailles d’hier, la gauche ne mène pas celles d’aujourd’hui que le centre ne mène pas non plus et l’on s’étonne de la progression des extrêmes-droites ? Et l’on s’étonne que toute une partie des droites soit désormais tentée par « l’union des droites » ? Et l’on s’étonne que le Rassemblement national puisse bientôt prendre les commandes de la France ?

Ce jour-là, l’unité européenne serait bien compromise. Trump et Poutine pourraient sabler le champagne mais aujourd’hui même qui fait entendre la voix de l’Europe ? Qui l’incarne ? Où est la coalition démocrate qui définisse à haute et intelligible voix, au Parlement comme au Conseil, les priorités de l’Union et la manière de les faire avancer ?

Pas plus que la France, l’Union ne coule. Elle soutient l’Ukraine, affirme son autonomie et se réarme. Elle le fait bien insuffisamment mais elle le fait, mais comme la France, elle n’a plus de visage, aucune capacité de mobilisation politique et rien qui puisse susciter le moindre enthousiasme.

On peut mourir de tels manques mais je n’ai pourtant rien dit de tout cela à cet ami. Je l’ai seulement pensé dans un tourbillon de moins d’une minute avant de lui répondre : « Très bien, et toi ? ».

Photo : Sebastian Fuss

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