Les deux cartes de Trump

Tribune publiée dans la Libération le 22 avril 2025.

C’est la plus dangereuse des illusions. Aux Etats-Unis comme en Europe et partout, on peut bien sûr se dire que Donald Trump accumule tant d’échecs qu’il n’y aurait plus qu’à attendre novembre 2026 et les élections de mi-mandat pour sortir de ce cauchemar.

Tout le laisse penser puisque ce président en est à menacer de se désintéresser de la guerre d’Ukraine après avoir promis d’y mettre terme « en 24 heures » ; que la si géniale idée des barrières douanières a tourné au fiasco en faisant dégringoler les bourses ; que la magistrature, Harvard et le président de la Réserve fédérale lui résistent ; que la Cour suprême en vient à le désavouer alors même qu’il l’avait peuplée de ses partisans ; que les sondages commencent à refléter l’inquiétude des plus modérés de ses électeurs et que l’on voit monter une mobilisation de rue contre lui.

Impossible avec cela, se dit-on, que cet homme ne perde pas sa majorité parlementaire dans un an et demi, voire plus tôt encore si des élus républicains le lâchaient en sentant le vent tourner. Impossible, veut-on croire, qu’il puisse conserver sa liberté de manœuvre encore bien longtemps mais Donald Trump est pourtant loin d’avoir perdu la partie pour deux raisons.

La première est qu’il n’est pas impossible qu’il parvienne à un accord avec la théocratie iranienne car elle en a autant besoin que lui. Déjà très impopulaires, les mollahs savent que leur régime ne survivrait pas au bombardement de leurs installations nucléaires puisqu’ils n’auraient pas les moyens d’une vraie riposte. Donald Trump, pour sa part, ne veut pas entraîner les Etats-Unis dans une nouvelle guerre et cela d’autant moins que les monarchies pétrolières auraient alors à subir des représailles iraniennes.

A condition de ne pas vouloir humilier les mollahs, Donald Trump pourrait avoir bientôt empêché l’Iran d’accéder à la bombe. Ce ne serait pas rien. Non seulement il pourrait s’en targuer et en être applaudi mais cela lui donnerait la possibilité d’œuvrer à une reconnaissance d’Israël par l’Arabie saoudite et donc à un compromis historique entre l’ensemble des pays musulmans et Israël.

Il reste à Donald Trump une carte en main et parce qu’elle est la dernière, tout lui commande de savoir la jouer. C’est son premier atout et le second est le Parti démocrate.

Après avoir vu un tel homme remporter une première présidentielle en 2016 et une deuxième il y a six mois, ce parti reste incapable de retrouver une unité et moins encore une identité. A force de se démarquer des syndicats pour se rapprocher des industries innovantes, il a perdu le soutien de trop de cols bleus, d’hommes et de femmes heurtés par les inégalités sociales et le rejet de leurs repères et traditions.

Il lui faudrait se réinventer mais semble n’avoir toujours pas compris qu’il ne pouvait pas être que le parti de l’évolution des mœurs et de l’égalité des races et des sexes mais devait aussi redevenir celui des plus modestes et des laissés-pour-compte.

Tant que la gauche américaine en restera à ses débats d’antan entre sa gauche et sa droite, elle laissera un boulevard à Donald Trump. Tant qu’elle ne saura pas dire qu’il est temps d’en finir avec les baisses d’impôts sur les grandes fortunes et d’investir dans l’école, la santé et les infrastructures, la dénonciation des « élites » continuera de fonctionner contre les Démocrates.

Les Démocrates américains n’ont pas besoin de se recentrer. Ils ne l’ont que trop fait. Ils n’ont pas non plus besoin de se radicaliser car cela leur a déjà coûté assez cher. Ils ont besoin d’en revenir à la défense de ceux qui ne naissent pas avec une cuillère d’argent dans la bouche, n’ont que leur travail pour nourrir leurs enfants et veulent vivre dans une société qui les respecte.

Les Démocrates doivent autrement dit se souvenir d’urgence que les gauches réformistes n’ont jamais été aussi fortes que lorsqu’elles imposaient une équitable répartition des richesses, prônaient le progrès industriel et social et incarnaient la permanente recherche de compromis entre le capital et le travail.

( Photo : whitehouse.gov )

La carte chinoise, mode d’emploi

L’Europe n’a pas à choisir Xi contre Trump ou Trump contre Xi,
mais à tout autant jouer Xi contre Trump que Trump contre Xi

Tribune publiée dans Le Monde le 18 avril 2025.

Tout en soudaines rondeurs, Xi Jinping nous y appelle. Sans même s’en rendre compte, Donald Trump nous y pousse toujours plus mais le faut-il ? L’Europe doit-elle s’appuyer sur la Chine pour faire face à un président américain qui n’a jamais caché qu’il ne nous voulait aucun bien ?

« Mais comment ! Vous n’y pensez pas ! Jamais, pas question ! », aurait répondu l’immense majorité des Européens il y a encore peu et beaucoup le font encore. L’Europe, font-ils valoir, renierait toutes ses valeurs en se rapprochant de la plus grande dictature du monde, d’un Etat policier qui a instauré une surveillance de masse, martyrise Tibétains et Ouighours, viole tous ses engagements à Hong Kong, menace d’envahir Taiwan et s’adjuge la mer de Chine méridionale par la force du fait accompli.

Tout cela n’est que trop vrai mais il est tout aussi vrai, commence-t-on pourtant à murmurer, que les Etats-Unis de Donald Trump s’en prennent directement à nous, contrairement au régime chinois et tournent le dos à la démocratie.

Car les fait sont là. Donald Trump travaille à s’entendre avec Vladimir Poutine sur le dos des Ukrainiens et de toute l’Europe. Il menace d’annexer le Groenland, y compris par la force. Il dit et le pense que l’Union européenne n’aurait été créée que pour « baiser » les Etats-Unis. Il a mis en doute l’automaticité de la protection américaine de l’Europe et décrédibilisé l’Alliance atlantique. Il s’attaque systématiquement aux contre-pouvoirs de la démocratie américaine. Ses proches et lui-même prennent fait et cause pour nos extrêmes-droites dans l’espoir de nous affaiblir. Et si les Bourses n’avaient pas à ce point dévissé, il nous aurait déjà imposé une guerre commerciale à coup de droits de douane aussi exorbitants qu’injustifiés.

Il n’y a pas un domaine où il ne nous manifeste pas son hostilité et nous devrions toujours voir en cet homme un allié, plutôt brusque mais pérenne ? Nous devrions ne pas voir que Xi Jinping nous tend la main alors que Donald Trump veut nous défaire ? Nous devrions ignorer que le président chinois vient de souhaiter que l’Union européenne et son pays « s’opposent ensemble à l’intimidation » pour défendre leurs intérêts légitimes, les règles internationales et la mondialisation de l’économie ?

Inévitablement, le débat monte et va s’amplifier mais, non, l’Europe n’a pas à choisir Xi contre Trump ou Trump contre Xi mais à tout autant jouer Xi contre Trump que Trump contre Xi.

A ce moment de l’Histoire, en ce vrai début du XXI° siècle, l’Europe est plus forte qu’elle ne l’a jamais été depuis la Première guerre mondiale. Ce n’est pas seulement que les 27, Hongrie comprise, entendent se doter d’une Défense commune car tous ont désormais compris qu’ils ne pouvaient plus compter sur le parapluie américain. Ce n’est pas seulement que l’Allemagne et la France soient en train de former avec la Pologne un trio essentiel à la définition de nos politiques communes. Ce n’est pas seulement que ce tournant soit porteur de politiques industrielles paneuropéennes.

C’est également que la Grande-Bretagne, la Norvège, la Suisse mais aussi l’Australie, le Canada et sans doute beaucoup d’autre bientôt, se rapprochent de l’Union à des degrés divers mais jamais vus car aucun de ces pays ne veut se laisser vassaliser, pas plus par les Etats-Unis que par la Chine. L’Union compte 450 millions de citoyens mais avec ses proches ou lointains partenaires, elle constitue virtuellement un pôle d’au moins 600 millions de consommateurs dont ni les Etats-Unis ni la Chine ne peuvent ignorer le pouvoir d’achat.

A la seule condition de prendre conscience de notre force et de voir que la Chine et les Etats-Unis n’ont pas moins de faiblesses que nous, nous pouvons traiter d’égal à égal avec Donald Trump et Xi Jinping.

Au premier, nous pouvons donner à voir que nous sommes décidés à utiliser tous nos moyens de coercition économique s’il persiste à vouloir nous tordre le bras et tout autant prêts à nous rapprocher de la Chine s’il ne nous laisse pas d’autre choix. Nous devons lui signifier qu’un retour à la brutalité des empires s’accompagnerait forcément d’un retour aux alliances de revers et que vu d’Europe, la Chine est de l’autre côté des Etats-Unis comme de la Russie.

A Xi Jinping nous devons parallèlement dire que s’il ne veut pas se retrouver seul face à Trump, il doit ne pas nous inonder de surplus à bas prix ; cesser de soutenir l’économie d’un pays, la Russie, qui menace toute l’Europe en agressant l’Ukraine et chercher un accord durable avec Taiwan plutôt que de se préparer à l’envahir.

Sur le premier point, la Chine paraît prête à négocier. Sur le deuxième, il est hautement probable qu’elle s’éloignerait de la Russie plus la Russie se rapprocherait des Etats-Unis. Quant au troisième point, le plus difficile, il n’est pas interdit d’espérer que le régime chinois ne souhaite pas se battre sur tous les fronts à la fois.

Bien plus grandes qu’on ne le croit, l’Europe a des marges de manœuvre qui n’échappent pas à ses dirigeants. L’Europe est aujourd’hui en discussions aussi étroites avec Washington qu’avec Beijing mais que se passerait-il si Trump et Xi finissaient par sceller un compromis historique ?

Plus vite encore qu’aujourd’hui, ce siècle deviendrait alors celui des trois puissances : les Etats-Unis, la Chine et l’Europe, puissance d’équilibre à laquelle se joindraient des pans entiers des quatre autres continents.

( Photo : @ Union européenne )

Le club des voleurs et des menteurs

C’est sans précédent. On n’avait encore jamais vu de voleurs, de vrais voleurs convaincus de vol organisé, appeler à une manifestation de protestation contre le jugement qui les a condamnés. On voit des malfrats parader après leur sortie de prison. On en voit aussi fêter l’échec de la Justice à prouver leur culpabilité mais ce meeting dominical du Rassemblement national, non, c’était une vraie première.

Ce parti a fait payer les salaires de ses collaborateurs par le Parlement européen en les faisant passer pour assistants de ses eurodéputés. Plus de quatre millions d’euros ont bel et bien été volés aux contribuables de toute l’Union, français compris, puisque ce sont leurs impôts qui financent le Parlement européen comme ils financent les Parlements nationaux. Il y a eu détournement de fonds publics au profit d’une formation politique mais plutôt que de faire amende honorable et de rembourser l’argent détourné, le RN et sa direction tiennent meeting et dénoncent la Justice.

On ne peut pas différencier le travail des assistants de l’aide politique apportée aux députés qui les embauchent, disent-ils véhémentement en feignant d’ignorer que la préparation et la négociation de textes législatifs, le travail parlementaire pour lequel sont payés les assistants, se fait au Parlement et non pas à Paris, douze heures par jour qui plus est.

Les voleurs mentent. Ils mentent effrontément et s’étonnent après cela que la Justice ait pu rendre immédiatement exécutoire, sans attendre le jugement d’appel, la peine d’inéligibilité prononcée contre Marine Le Pen. Voilà bien la preuve, protestent-ils, que tout cela n’est que complot visant à empêcher notre candidate de se représenter à la présidentielle.

Les voleurs se disent volés d’une élection.

On n’entend plus que leur lamento, leurs pleurs et leur fureur mais que cette peine soit ou non discutable et que l’appel la maintienne, la réduise ou l’infirme, est-il imaginable qu’un parti présente à la plus haute des fonctions une personne sous l’autorité de laquelle s’est organisé un détournement de fonds publics ?

La réponse est dans la question, dans la seule question qui vaille, car si Mme Le Pen avait une once de respect pour la France, elle renoncerait à briguer la présidence dont elle n’est plus digne après le vol de ces quatre millions.

Par la seule organisation de ce meeting, elle s’est moralement disqualifiée mais faut-il s’en étonner ? Qu’y aurait-il d’inattendu à ce que cette coupable se fasse victime alors que ses amis politiques, ses défenseurs de Washington, Moscou, Budapest et Rio, s’appellent Trump, Poutine, Orban, Musk et Bolsonaro ?

Le club des menteurs et des voleurs est à ses côtés parce qu’elle est des leurs.

(Photo: Claude Truong-Ngoc, Wikimedia Commons)

Malgré Trump et Poutine : Les raisons d’espérer

S’asseoir et pleurer ? Pleurer de rage et d’effroi en voyant la vitesse avec laquelle Donald Trump et ses hommes s’attaquent aux contre-pouvoirs américains et musèlent les élus républicains en menaçant de leurs opposer des candidats à leur main lors des prochaines primaires ?

Oui, pleurer de rage car dans leur entreprise de démolition de la démocratie américaine, Donald Trump et sa bande vont si vite qu’ils pourraient s’adjuger par la fraude les élections parlementaires de 2026. Il y a toutes les raisons de s’en effrayer mais se résigner à l’impuissance et s’asseoir ?

Non, là non, car les raisons de ne pas désespérer sont nombreuses.

Aux Etats-Unis même, il y a des magistrats pour dire l’illégalité ou même l’inconstitutionnalité de bien des décisions présidentielles. Pourtant trumpiste, le président de la Cour suprême s’est publiquement ému des attaques subies par ces magistrats. La Bourse et les milieux d’affaires s’inquiètent du chaos économique dont la guerre commerciale est porteuse. Beaucoup des électeurs de Donald Trump n’approuvent pas la brutalité des coupes claires dans les services de l’Etat. La démocratie n’est pas déjà morte aux Etats-Unis et l’attaque frontale dont elle est partout l’objet n’est pas un franc succès.

L’ardent soutien qu’Elon Musk avait accordé à l’extrême-droite allemande ne lui a pas permis de dépasser le score que les sondages lui promettaient depuis plusieurs mois. On peut même se demander si ce soutien n’a pas freiné sa progression car l’Amérique et le capitalisme n’ont pas forcément bonne presse auprès de cet électorat.

Dans toute l’Europe, ces courants ressurgis des années 30 avaient affiché des sympathies successives pour Vladimir Poutine puis Donald Trump. Avec ces deux hommes, les extrêmes-droites européennes avaient en commun l’autoritarisme, la dénonciation de l’immigration et la revendication d’une identité chrétienne mais maintenant que le Kremlin et la Maison-Blanche tentent de se rapprocher sur le dos des Ukrainiens et communient dans leur hostilité à l’Europe comment se réclamer d’eux tout en se disant nationalistes et européens ?

Cela devient d’autant plus difficile que les opinions publiques de l’Union sont clairement hostiles aux présidents russe et américain, inquiètes de leur connivence et désormais très majoritairement favorables à la constitution d’une Défense commune européenne.

Les partis sur lesquels misaient Trump et Poutine traversent une mauvaise passe et, parallèlement, dans un nombre toujours croissant de pays, les Poutine et Trump locaux se heurtent à de profonds mouvements de rejet.

En Hongrie, les sondages mettent Viktor Orban en minorité. Robert Fico, son ami slovaque, ne parvient pas à consolider un pouvoir extrêmement fragile. En Serbie, le président Vucic ne sait plus comment reprendre la main face à un mouvement de contestation qui ne cesse de se développer. En Géorgie, le pouvoir pro-russe échoue à faire taire l’opposition démocratique et pro-européenne. En Autriche, la droite s’est finalement décidée à gouverner avec le centre et la gauche plutôt que de former une impossible coalition avec l’extrême-droite. En Israël, Benjamin Netanyahou réveille le camp démocratique en voulant trop ouvertement s’inspirer de son ami Trump. Plus spectaculaire encore, en Turquie, l’éternel Recep Erdogan a suscité une indignation massive en faisant jeter en prison le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, l’homme qui pourrait le battre à la prochaine présidentielle.

La dictature n’a pas remporté la bataille des cœurs. La liberté fait toujours vibrer les hommes. L’aspiration à la démocratie les fait descendre dans les rues et il y a d’autant moins de raison de désespérer que l’Europe, bastion de l’Etat de droit, serre les rangs.

L’Union vient de faire de la Défense commune un objectif à atteindre dans cinq ans et d’instituer pour cela une préférence européenne dans l’achat d’armements. Le Royaume-Uni, la Norvège, le Canada et l’Australie amorcent avec elle la constitution d’un nouvel ensemble dont la Turquie se rapproche. C’est, en creux, une Alliance atlantique sans les Etats-Unis et le Kremlin la prend assez au sérieux pour en faire un adversaire déclaré.

Ni l’Europe ni la liberté ne sont mortes.

(Image: EliElschi @Pixabay)

La naissance d’un nouvel Occident

Il n’y aura pas de comme avant, pas de retour au statu quo ante, pas de résurrection de l’ordre d’après-guerre. En admettant même – ce qui reste à prouver – qu’un président normal, démocrate ou républicain, succède à Donald Trump et referme ce qui n’aurait été qu’une effarante parenthèse, nous n’en reviendrons pas à un seul et même Occident dominé par les Etats-Unis.

La première raison en est que cette page-là n’a pas été tournée par la réélection de ce président mais par la constance avec laquelle ses prédécesseurs s’étaient détournés de l’Europe et du Proche-Orient. En 2008, Georges Bush avait mis la Maison-Blanche aux abonnés absents pendant que la Russie envahissait la Géorgie. En 2014, Barack Obama n’avait pas réagi à l’annexion de la Crimée après avoir finalement refusé, en 2013, de sanctionner l’emploi d’armes chimiques par Bachar el-Assad. Il y a quelque deux décennies que l’un et l’autre avaient dit par-là qu’ils avaient à contrer la Chine et non plus la Russie et que leurs alliés de la Guerre froide avaient donc à assurer eux-mêmes leur Défense.

L’avertissement était devenu message lorsque les Américains avaient porté à leur présidence un candidat, Donald Trump, qui avait systématiquement mis en doute l’automaticité du soutien des Etats-Unis à leurs alliés de l’Otan. Ce jour-là, il y a 9 ans déjà, le tabou qui avait si longtemps pesé sur l’idée même d’une Défense commune est tombé dans toute l’Union qui s’est en fait ralliée sans le dire à l’ambition « d’autonomie stratégique » formulée par Emmanuel Macron.

Il restait de puissants freins à cette évolution puisqu’on ne rompt pas du jour au lendemain avec une culture politique vieille de 70 ans, que beaucoup des Etats membres ne se résolvaient pas à devoir payer pour leur Défense, que les électeurs ne l’auraient sans doute pas admis et que les pays sortis du bloc soviétique craignaient, disaient-ils, de « précipiter l’éloignement des Etats-Unis » en les prenant aux mots.

L’Union a perdu beaucoup de temps. Si ses gouvernements étaient passés aux actes dès 2016, elle disposerait aujourd’hui d’une Défense autonome mais l’évolution des esprits étaient néanmoins telle que les 27, il y a trois ans, n’ont pas attendu les Etats-Unis pour faire bloc avec l’Ukraine agressée. Leurs livraisons d’armes ont devancé celles des Américains. Un pot commun les a financées et les Européens ont alors passé leur première commande commune de munitions, lancé leurs programmes de renforcement de leurs industries militaires et se sont dotés, l’été dernier, d’un Commissaire à la Défense chargé de jeter les bases d’industries d’armement paneuropéennes.

Bien plus ancien qu’on ne le croit, ce tournant européen avait été pris bien avant que Donald Trump n’ait été réélu, n’humilie publiquement Volodymyr Zelinsky dans le bureau ovale et ne répète que l’Union n’aurait été créée que pour « baiser les Etats-Unis ». Tout reste à faire mais la deuxième raison pour laquelle on n’en reviendra pas au statu quo ante est que Donald Trump a su sans le vouloir détacher des Etats-Unis un second pôle occidental qui ne cesse de se renforcer.

Ce n’est pas seulement que, malgré la Hongrie, l’Union européenne n’a jamais été aussi unie de son histoire. C’est aussi que la Grande-Bretagne est en totale harmonie avec l’Union dont elle est aujourd’hui bien plus proche qu’elle ne l’était avant de la quitter ; que la Norvège s’est placée dans le sillage de ce nouveau bloc européen ; que 44% des Canadiens se verraient bien membres de l’Union européenne et que l’Australie se sent et le montre plus solidaire de l’Europe que de la Maison-Blanche.

Donald Trump voulait briser l’Union mais il en fait le pôle d’ancrage d’un autre Occident, fidèle aux valeurs démocratiques que renie le président des Etats-Unis et qui pourrait bientôt se rapprocher d’Etats d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, voire même nouer des alliances de revers si la nécessité l’imposait.

La route qui s’est ouverte à nous n’aura rien d’un chemin de roses. Rien ne sera facile mais pourrait-on réellement imaginer que les Britanniques qui regrettent tant le Brexit puissent à nouveau choisir un grand large qui leur a si peu réussi ou que les Européens se disent demain que, tous comptes faits, mieux vaut les gaspillages de 27 Défenses que l’efficacité d’une seule ?

Poser ces questions, c’est y répondre et ce défi de nous affirmer en acteur de la scène internationale, autonome et garant de la stabilité de notre continent, nous aurions eu de toute manière à le relever un jour, Trump ou pas, puisque les Etats-Unis ont tout à craindre de la Chine et plus rien de la Russie.

Nous n’avons plus le choix et plutôt que de nous demander si nous pourrons être à la hauteur de ce changement d’époque, demandons-nous si Donald Trump et Vladimir Poutine le sont.

Le premier a échoué en tout. Même pour en rire, on ne parle même plus de son brillant plan pour Gaza. Sa guerre commerciale fait dévisser les Bourses et craindre une récession américaine. Ses fantasmes annexionnistes ont uni les Canadiens et les Groenlandais dans un renouveau patriotique et les Etats-Unis votent à l’Onu avec la Russie et la Corée du Nord mais sans leurs alliés.

Comme « retour de l’Amérique », on fait mieux et Vladimir Poutine a, quant à lui, si peur de l’hostilité que provoquerait une mobilisation générale qu’il doit faire appel à des supplétifs nord-coréens. Sur le terrain, ses troupes progressent mais sans même avoir regagné leurs gains initiaux et il lui aura fallu huit mois pour commencer à reprendre possession de la région de Koursk, un territoire russe. Avec des taux d’intérêt et une inflation qui galopent, Vladimir Poutine n’a rien d’un gagnant mais le temps est compté. Avant que Donald Trump ne lui ait permis de reprendre son souffle et de s’attaquer à l’ensemble de l’Ukraine puis au reste de l’ancien Empire russe nous avons, nous les Européens, à nous armer et aligner nos forces.

(Photo: © European Union 2014)

Cinq échecs, aucun succès

Donald Trump n’en finit plus de chanter ses louanges. Sans doute se croit-il réellement génial mais en dehors d’avoir semé un chaos mondial en seulement sept semaines qu’a-t-il réussi ?

La réponse tient en un mot : rien, absolument rien alors que ses échecs sont aussi nombreux que spectaculaires.

Par deux fois déjà, il a annoncé l’imposition de 25% de droits de douane sur les importations canadiennes et mexicaines et par deux fois il a aussitôt reculé, remettant ces décisions à plus tard pour calmer les Bourses qui commençaient à dévisser dans le monde entier.

Investisseurs et industriels ne sont manifestement pas convaincus par les bienfaits de ces barrières douanières dont Donald Trump dit, lui, et le pense qu’elles réindustrialiseraient les Etats-Unis en leur apportant emplois et richesses. Ils l’ont fait savoir et comme ce président et ses amis détestent voir fondre leurs portefeuilles, les Etats-Unis attendront leur remède miracle.

Pas glorieux et encore moins honorable mais que dire de Gaza ? En visionnaire, Donald Trump avait trouvé quoi faire de cette bande côtière devenue un amas de ruines toujours largement contrôlé par le Hamas. Très simple : après l’avoir vidée de ses deux millions d’habitants, on allait en faire une Riviera semée d’hôtels et de casinos Trump et désormais contrôlée par les Etats-Unis.

Personne n’y avait pensé. Bien trouvé, remarquable mais ni l’Egypte ni la Jordanie ne veulent de ces deux millions de Gazaouis qu’il aurait fallu évacuer fers aux pieds et ce plan constitutif d’un crime contre l’humanité est… Comment dire ?

Il est à l’eau comme prend l’eau la crédibilité de cet homme qui en est déjà à devoir désavouer son bras droit, cet autre génie d’Elon Musk qui s’était mis les ministres à dos en réduisant leurs effectifs sans leur demander leur avis. C’est dans le bureau ovale qu’ils ont si vivement protesté que Donald Trump a maintenant souhaité que les licenciements se fassent au « scalpel » plutôt qu’à la tronçonneuse.

Bravo, M. le président, on ne saurait mieux dire mais l’Europe, cette Union européenne dont vous venez de répéter qu’elle n’avait été créée que pour « baiser les Etats-Unis » et que vous vouliez si évidemment défaire, où en est-elle ?

Eh bien elle a dépassé toutes vos espérances puisqu’elle vient à l’unanimité, Hongrie comprise, de décider de se doter d’une Défense commune afin d’assurer son « autonomie », que la Grande-Bretagne s’est ralliée à cette ambition, que Londres, Paris et Berlin sont désormais unies dans une volonté commune de se passer de vous et que jamais les Européens n’ont été aussi unis qu’aujourd’hui.

Là, votre réussite est franchement éclatante mais reste l’Ukraine. Vous avez donné à voir au monde entier comment vous pouviez traiter, en la personne de son président, un peuple qui se bat depuis trois ans pour faire face à une agression coloniale. Comparés à Volodymyr Zelinsky, votre vice-président et vous-même n’étiez plus que des chefs de gang à l’effarante vulgarité mais maintenant ?

Vous avez privé l’Ukraine d’armes et de renseignement. Vous lui avez fermé les portes de l’Alliance atlantique. Vous l’avez poignardée mais comment allez-vous faire pour la démilitariser, condition mise par Vladimir Poutine à la signature d’un accord ?

Vous ne le pourrez pas. Vous ne pourrez pas empêcher les Européens d’aider et armer l’Ukraine et il est ainsi tout sauf sûr que vous parveniez à un « deal » avec votre ami du Kremlin ou que ce deal tienne longtemps.

Vous avez fait tant de dégâts et accumulé tant d’échecs en sept semaines que vous avez déjà mérité votre surnom : Néron, le grotesque et dévastateur empereur qui lui aussi se prenait pour un génie.

(Photo: ChatGPT)

Donald Poutine et Vladimir Trump

L’Amérique est une démocratie. C’est ce qui fait que Donald Trump n’est pas Vladimir Poutine car à la différence du président russe, il finira par se heurter à des contre-pouvoirs, ceux de la magistrature, du Congrès, de la presse, des gouverneurs et de la Réserve fédérale.

Il y a des limites au pouvoir de Donald Trump que celui de Vladimir Poutine ne connait pas mais, entre ces deux hommes, les ressemblances politiques donnent aujourd’hui le vertige.

L’un et l’autre savent si bien qu’un mensonge martelé devient vite une vérité débattue qu’on ne sait plus lequel est le plus grand menteur des deux, celui qui assure que des « nazis » gouverneraient l’Ukraine ou celui qui persiste à dire que Joe Biden lui aurait « volé » sa réélection en novembre 2020.

L’un et l’autre haïssent la liberté de la presse et tandis que Vladimir Poutine y a mis fin, Donald Trump s’acharne à l’affaiblir en la dénonçant comme l’arme première du pouvoir occulte qui dominerait l’Amérique.

L’un et l’autre ne voient dans la Justice qu’un instrument de l’exécutif dont Poutine a fait une machine à embastiller ses opposants et que Trump a entrepris de mettre à sa main en s’assurant le soutien de la Cour suprême.

L’un et l’autre gouvernent en confondant les pouvoirs de l’argent et de l’État dans un système d’oligarchie que la Russie post-communiste avait réinventé trente ans avant que Donald Trump ne l’importe aux États-Unis.

L’un et l’autre veulent enterrer la concertation des nations et le droit international en rendant leur prééminence aux intérêts des grandes puissances et à leur volonté d’extension territoriale au Groënland comme en Ukraine.

L’un et l’autre s’assurent enfin un soutien populaire en se faisant défenseurs des bonnes mœurs, de la religion, d’une répartition des rôles entre l’homme chasseur et la femme au foyer et de toutes les traditions d’hier, nationales, cultuelles et culturelles, dont le recul perturbe une large partie des sociétés des cinq continents.

Derrière ce masque conservateur, ce qu’incarnent Donald Trump et Vladimir Poutine c’est un retour à la loi de la jungle fondé sur un rejet de l’État arbitre, du droit rebaptisé « réglementation », de la redistribution des revenus et de la volonté de moralisation des relations internationales. Comme avec MM. Xi, Modi, Orban et tant d’autres, on en revient avec eux à la toute-puissance de l’argent et à cette brutalité des relations sociales et internationales qui avaient dominé le monde jusqu’à la fin de la Première guerre mondiale et la défaite du nazisme.

Cette « internationale réactionnaire », pour reprendre les mots d’Emmanuel Macron, tire sa force de l’épuisement intellectuel des grands partis qui avaient rebâti le monde après-guerre. Parce qu’elle remplit un vide, elle ne s’affaiblira pas de sitôt et c’est pour cela qu’il faut la combattre en opposant partout la coalition des démocrates à celle de l’oligarchie, du pouvoir de quelques puissants et riches.

Comme durant la guerre mais sans doute pour plus longtemps il s’agit aujourd’hui de faire l’union de tous les démocrates, de droite et de gauche, contre ceux qui voudraient en finir avec la démocratie et ne craignent plus de le dire. C’est sans attendre que cela doit se faire en Europe afin que ce bastion de l’État de droit qu’est l’Union ne tombe pas aux mains des admirateurs de Donald Poutine et Vladimir Trump.

(Photo: Kremlin.ru via Wikimedia Commons 2019)

L’affirmation de l’Union est plus probable que son délitement

Serons-nous à la hauteur ? C’est loin d’être impossible. C’est même loin d’être improbable mais tous ceux qui vont disant, en si grand nombre, que nous ne saurons pas faire face à Donald Trump et que l’Europe se défera bientôt sous ses coups de boutoir ne manquent hélas pas d’arguments.

Le fait est, d’abord, que ces pessimistes ont raison de dire que jamais l’Union européenne n’avait autant manqué de dirigeants à même de la maintenir à flot. Ce n’est pas que l’intelligences fasse défaut mais jamais les deux premières puissances européennes, l’Allemagne et la France, n’avaient en même temps traversé de telles crises intérieures, économiques et politiques. Ces paralysies simultanées laissent l’Union sans pilotes alors qu’à Washington les nominations s’enchainent, toutes plus effarantes les unes que les autres.

Jamais, en deuxième lieu, les extrêmes-droites n’avaient été en situation d’offrir à la droite européenne, au Parti populaire, une majorité alternative à celle qu’il forme avec les centristes et la social-démocratie. A plusieurs reprises, la droite a ainsi pu s’appuyer ces dernières semaines sur les extrêmes-droites pour imposer des politiques ou des nominations dont ses alliés de gauche et du centre ne voulaient pas. La méfiance et les tensions ne cessent ainsi plus de grandir entre les forces qui constituent la majorité censée diriger l’Union et à laquelle Ursula von der Leyen doit sa reconduction à la tête de la Commission.

Jamais, en troisième lieu, les finances européennes n’auront été en si piteux état car l’économie allemande est en panne structurelle alors même que les dettes française et italienne atteignent des sommets. Plus aucun des plus grands Etats de l’Union ne dispose ainsi des fonds nécessaires aux investissements civils et militaires auxquels l’Europe devrait massivement procéder d’urgence pour ne pas perdre pied face à la Chine et aux Etats-Unis

Jamais, en quatrième lieu, les scènes politiques des 27 Etats de l’Union n’auront paru aussi incertaines puisque les droites et les gauches sont toutes en crise d’identité, que les extrême-droites europhobes ou eurosceptiques progressent à peu près partout et qu’il est toujours plus difficile de former des coalitions gouvernementales cohérentes et stables.

Jamais enfin, depuis huit décennies, les pays européens n’auront été confrontés à une aussi grande insécurité puisqu’ils doivent, en même temps, faire face à une guerre d’agression à l’Est, à un chaos montant au Sud et, à l’Ouest, à un retrait des Etats-Unis qui les laisse virtuellement sans Défense.

Le pessimisme n’est pas infondé mais plutôt qu’à la fin de l’Union c’est pourtant à son affirmation politique qu’on pourrait assister.

Dès le premier mandat de Donald Trump, les Etats européens avaient si bien compris que le parapluie américain se refermait que le tabou qui pesait jusqu’alors sur l’idée même d’une Défense commune était tombé. L’entrée des troupes russes en Ukraine a ensuite si bien précipité cette évolution que la prochaine Commission comprendra un Commissaire à la Défense, notamment chargé de jeter les bases d’industries militaires pan-européennes sans lesquelles il ne peut y avoir de Défense autonome de l’Union.

Or il ne s’agit pas là que de mots. Non seulement les pays sortis du bloc soviétique sont maintenant à l’avant-garde de la bataille pour la Défense commune mais on s’interroge aujourd’hui à Bruxelles sur la possibilité de rediriger vers la Défense d’importants fonds civils encore inemployés et de voir la dissuasion française remplacer le parapluie américain.

Il y a une telle crainte que Donald Trump ne veuille ouvrir une guerre commerciale avec l’Union et ne s’entende avec Vladimir Poutine sur le dos des Ukrainiens et de l’ensemble des Européens qu’un rapprochement se cherche entre la Grande-Bretagne et l’Union ; que la Pologne appelle à serrer les rangs européens pour parer l’éloignement américain et, qu’affaiblissement de la France ou pas, ce sont aujourd’hui les vues françaises sur l’impératif d’une Défense commune et d’une autonomie stratégique qui dominent dans l’Union.

L’Allemagne, en troisième lieu, a un tel besoin d’investissements que sa droite semble prête à rompre avec les interdits pesant sur l’endettement de la République fédérale. Après les législatives anticipées de février prochain, la première économie européenne devrait donc être dirigée par un démocrate-chrétien, Friedrich Merz, qui souhaite que Berlin emprunte, investisse et compense, par des armes allemandes de longue portée, la probable diminution du soutien américain à l’Ukraine.

Si l’Allemagne s’ouvre à l’endettement, il est permis de penser qu’elle pourrait également s’ouvrir à des emprunts européens qui favoriseraient des politiques industrielles communes et permettraient des investissements dans la Défense européenne et le développement de l’aide militaire commune à l’Ukraine.

Les terrains sur lesquels la force d’entrainement franco-allemande pourrait se reconstituer et s’élargir à la Pologne sont déjà largement esquissés. Tant au Conseil européen qu’au Parlement et à la Commission, les rangs de la gauche, de la droite, des Verts et du centre en seront resserrés au détriment des extrêmes-droites. L’épouvantail trumpiste peut bien plus probablement affirmer l’Union que la déliter car, en politique, nécessité fait loi.

(Photo: Trump White House Archived)

« L’âge d’or » perdu de l’Amérique

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Les raisons n’en sont pas spécifiquement américaines puisqu’il y a bien d’autres Trump de par le monde. L’explication ne tient pas non plus au trop tardif retrait de Joe Biden puisqu’il y avait des mois déjà que Donald Trump s’était rallié une moitié des Américains.

Alors ?

Comment comprendre que les Etats-Unis aient donné une si solide majorité à un invraisemblable menteur, mégalomane, grossier et pouvant pousser la vulgarité jusqu’à mimer de ses lèvres une fellation en tenant un micro à pleines mains devant une foule d’admirateurs hilares ? Comment admettre que le sort de l’Ukraine, de sa population et de ses héros dépende désormais d’un homme qui admire autant Vladimir Poutine qu’il déteste les Européens ?

La réponse tient en un mot : la peur.

Cette peur qui s’est emparé des cinq continents depuis le début de ce siècle, les Américains la ressentent encore plus profondément que le reste du monde car ils s’étaient habitués à être les plus riches, les plus forts, les plus industrialisés et les mieux armés. Protégés des chaos extérieurs par deux océans, ils n’avaient jamais été agressés en leur cœur mais ont découvert l’insécurité le 11 septembre 2001 lorsque le terrorisme a porté la guerre jusqu’à Manhattan. 

« Pourquoi nous haïssent-ils ? », s’était demandé un grand magazine américain mais, en 2017, œil pour œil, dent pour dent, Trump avait, lui, suspendu l’octroi de visas aux ressortissants de nombreux pays musulmans.

Puis l’évidence du réchauffement climatique s’est imposée et les Etats-Unis en ont ressenti un effroi particulier car il leur fallait admettre à la fois que leur pays continent était menacé de tous les types possibles de catastrophes naturelles et que leur économie et leur mode de vie l’étaient aussi tant ils dépendaient du pétrole. C’est aux Etats-Unis que le réchauffement sonnait le plus clairement la fin d’une ère et qu’a dit Donald Trump à ses concitoyens ? « Pas d’inquiétude », leur a-t-il dit puisque tout cela n’est qu’invention et que je nous fais sortir des accords internationaux sur le climat.

Et puis il y avait la Chine, puissance endormie dont le réveil ébranle le monde. La Chine désindustrialise la terre entière mais lance un vrai défi aux Etats-Unis car elle pourrait bien les reléguer au second rang et qu’a dit Donald Trump aux Américains ? « Pas de panique », leur a-t-il dit : nous allons ériger des remparts douaniers.

Et puis il y a l’immigration dont l’ampleur suscite partout un rejet. Il est d’autant plus fort aux Etats-Unis qu’ils n’ont pas de frontière maritime avec le sous-continent mais une continuité territoriale et qu’a dit Donald Trump aux électeurs américains ? « Nous fermons les portes », leur a-t-il dit en érigeant un mur et jurant de procéder à une expulsion de masse.

Et puis il y eut, ces dernières années, une multiplication des guerres qui, partout, fait craindre une troisième guerre mondiale. Les Américains sont ceux qui le redoutent le plus car ils ne veulent plus s’engager dans de lointains conflits et que leur a dit Donald Trump ?  « Nous nous replions à l’abri de nos frontières », leur a-t-il dit en faisant bloquer par la Chambre des Représentants, six mois durant, tout aide à l’Ukraine.

Depuis que l’équilibre de la terreur n’est plus là pour assurer un ordre international, que le climat lui-même s’est déréglé et que les forces politiques traditionnelles n’ont pas de réponse convaincante aux défis de ce nouveau siècle, il n’est pas de peuple qui n’ait peur mais les Américains sont ceux qui ont le plus peur car ils ont le plus à perdre.

Rien de mystérieux donc à ce que ce soit le grand retour du protectionnisme, à ce que les extrêmes-droites nationalistes aient partout le vent en poupe, à ce que la quête d’hommes providentiels prenne le pas sur la Raison et à ce qu’une majorité d’Américains ait voté pour le tribun qui leur promettait un retour à leur « âge d’or » – aux temps où ils étaient sûrs d’être en sécurité et d’être à jamais les plus forts.

(Photo: Donald Trump speaking with attendees at a rally at Desert Diamond Arena in Glendale, Arizona on 23 August 2024. © Wikimedia Commons. Photographer: Gage Skidmore.)

Harris ou Trump, le temps de l’Europe

« Si c’est Harris, vous verrez, aura-t-on beaucoup entendu : les Européens seront tellement soulagés d’avoir échappé à Trump qu’ils se reprendront à croire au parapluie américain et ne parleront plus de développer une Défense commune ».

« Si c’est Trump, vous verrez, aura-t-on partout entendu : beaucoup tenteront de négocier en bilatéral le maintien d’une protection américaine et c’en sera fini de toute idée d’autonomie stratégique si ce n’est de l’Union elle-même ».

C’est ce qui se sera tellement dit mais, Harris ou Trump, il n’y a pourtant rien d’improbable à ce que l’Union européenne s’affirme désormais en puissance politique autonome. Elle le souhaite presque unanimement et les signes les plus probants en sont que la prochaine Commission comprendra des Commissaires à la Défense et à la Méditerranée.

L’un devra remettre sous 100 jours un rapport proposant une stratégie industrielle et financière permettant de doter l’Union de capacités militaires communes. L’autre devra jeter les bases d’un réel codéveloppement entre les deux rives du lac méditerranéen afin de réduire la dépendance industrielle de l’Europe vis-à-vis de la Chine, de créer des emplois en Afrique et de réduire les flux migratoires.

Dans l’un et l’autre cas, l’Union compte prendre une dimension politique sur ses flancs oriental et méridional tout en comblant, sur son flanc occidental, l’éloignement des Etats-Unis et, si nouvelle qu’elle soit, cette volonté remonte à 8 ans déjà. En 2016, au soir de l’élection de Donald Trump, les plus atlantistes des Européens étaient en effet tombés de l’armoire en voyant arriver à la Maison-Blanche un homme qui avait fait campagne contre l’engagement des Etats-Unis à défendre l’Europe.

La nécessité d’une Défense commune s’impose alors à tous. C’est la fin d’un tabou et l’agression russe contre l’Ukraine précipite ce tournant en amenant les 27 à vider leurs arsenaux pour aider les Ukrainiens à faire front puis à acheter leurs munitions en commun afin d’en faire baisser les prix et d’harmoniser leurs armements.

A l’origine de cette décision, la Première ministre estonienne, Kaja Kallas, va maintenant prendre en mains la diplomatie européenne. Le futur Commissaire à la Défense, Andrius Kubilius, est une ancien Premier ministre lituanien. Sur la nécessité d’une Défense européenne, il y a aujourd’hui convergence de vues entre la France et les pays sortis du bloc soviétique et elle est si profonde que le Premier ministre polonais, Donald Tusk, vient de déclarer que, Trump ou Harris, l’avenir de l’Europe dépendait d’abord des Européens car « le temps de l’externalisation géopolitique était révolu ».

On ne peut pour autant pas exclure que les pessimistes aient raison.

L’état des finances européennes est tel qu’il peut faire obstacle aux investissements militaires des 27. Mme Le Pen peut arriver au pouvoir en France. La dégradation de la situation internationale peut s’accélérer bien plus vite que l’affirmation politique de l’Europe. Absolument rien n’est assuré mais, Harris ou Trump, le repli des Etats-Unis est tellement profond et la volonté de réémergence politique de l’Europe assez convaincante pour que même un pays comme Taiwan veuille se rapprocher de l’Union.

La Chine démocratique accueillait la semaine dernière, trois délégations parlementaires européennes dont l’une du Parlement européen. A demi-mots et parfois clairement, les plus hauts responsables de ce pays nous ont fait comprendre qu’ils avaient besoin d’une Europe forte car ils ne pouvaient plus compter sur les seuls Etats-Unis. « Nous sommes, Harris ou Trump, l’Ukraine de l’Asie », m’ont dit des étudiants – l’Ukraine dont les Etats-Unis sont bien prêts de se détourner, l’Ukraine où se joue le sort de l’Europe comme celui de l’Asie se jouera à Taiwan.

(Photo: Michael Vadon, Joe Biden @ Flickr)