Le trio décisif

Paru dans La Libération le 5 décembre 2024.

C’était le plus clair des aveux. Lorsque Vladimir Poutine déclare jeudi dernier, le 23 novembre : Donald Trump est « un homme intelligent qui a déjà beaucoup d’expérience. Je pense qu’il trouvera une solution », cette flagornerie s’entend évidemment comme un appel au secours.

Bientôt trois ans après avoir tenté de mettre la main sur l’Ukraine, le président russe ne contrôle toujours qu’un cinquième de ce pays, Crimée comprise. Il a au passage perdu la région de Koursk dont il ne parvient pas à déloger les troupes ukrainiennes. Il craint tant de lancer une mobilisation générale qu’il en est réduit à recourir à des troupes nord-coréennes tandis que les prix alimentaires s’envolent, que la circulation aérienne se réduit faute de pièces détachées et que les taux d’intérêt russes augmentent toujours plus.

Vladimir Poutine brandit ses armes nucléaires mais son seul espoir – il vient de l’admettre – est que Donald Trump l’aide à sortir du piège dans lequel il s’est mis.

Il est donc hautement probable que ces hommes négocient un compromis que les Ukrainiens n’auraient plus qu’à avaliser. Volodymyr Zelenski en est si conscient qu’il vient de déclarer que les Ukrainiens ne pourraient renoncer à la reconquête de leurs territoires perdus qu’à condition que l’Otan leur ouvre ses portes. Donald Trump refusera parce qu’il ne veut pas s’engager à les protéger. Vladimir Poutine ne l’acceptera pas non plus car ce serait reconnaître sa défaite mais l’un et l’autre pourraient en revanche envisager que l’Union européenne garantisse la sécurité de l’Ukraine en déployant des troupes le long de la future ligne de démarcation.

Dans les prochains mois ou l’année qui vient, peut-être même dès avant la prise de fonction du président américain, c’est un choix existentiel que l’Union aurait alors à faire.

Ou bien elle voudra relever ce défi politique, logistique et financier ou bien elle s’en déclarera matériellement ou même politiquement incapable. Ou bien elle s’affirme en acteur de la scène internationale en assurant sa propre sécurité, la protection de l’Ukraine amputée et la stabilité continentale ou bien elle se défait en fuyant les responsabilités qui lui incombent dès lors que les Etats-Unis se détournent de l’Europe.

Pour l’Union, sonnerait l’heure de vérité et dans les 27 capitales comme à Londres, le débat sera vif. Pourquoi prendre le risque d’aller nous déployer face à la Russie, demanderont les uns ? Pourquoi aller dépenser de telles sommes dans ce déploiement alors que nous manquons tous d’argent, diront beaucoup d’autres ? Comment accepter de franchir un tel pas vers l’Union politique sans même en avoir débattu, s’indigneront eurosceptiques, europhobes et eurominimalistes ?

La Russie s’ingèrera massivement dans ce débat pendant que Donald Trump s’emploiera à affaiblir les uns pour s’attacher les autres. Ce moment de vérité sera si difficile que l’issue en est imprévisible mais trois hommes devraient peser là d’un poids décisif.

La premier est Donald Tusk, le Premier ministre polonais, puisque son pays investit considérablement dans ses capacités militaires et qu’il est lui-même monté en première ligne pour appeler l’Union à faire front contre Vladimir Poutine en développant une Défense commune.

Le deuxième est Friedrich Merz, le démocrate-chrétien qui devrait sortir chancelier des élections allemandes du 23 février. Favorable au recours à l’emprunt, au développement d’une Défense européenne et à plus de fermeté vis-à-vis de Vladimir Poutine, Friedrich Merz devrait prendre la tête d’une coalition très allante sur l’affirmation politique de l’Union.

Quant au troisième homme, Emmanuel Macron, il a beaucoup durci le ton contre Vladimir Poutine et ne peut réexister sur la scène française qu’en se plaçant en première ligne de la scène internationale. Le président français pourrait se préparer à prononcer, aux lendemains des élections allemandes, un nouveau discours de la Sorbonne dans lequel il énoncerait les priorités géopolitiques de l’Union, il pourrait se concerter dès maintenant avec Donald Tusk et Friedrich Merz pour s’assurer que leurs vues concordent et ouvrir ainsi la voie à un appel franco-germano-polonais à la sécurisation par l’Europe de la ligne de démarcation entre les deux Ukraine. La Grande-Bretagne et la majorité des Etats-membres y répondraient favorablement. Petit à petit, toute l’Union ou presque suivrait. Donald Trump et Vladimir Poutine auront ainsi porté sur les fonts baptismaux la Défense commune d’une union politique sortant de ses limbes.

(Photos: Wikimedia Commons, © European Parliament 2019, 2022)

Harris ou Trump, le temps de l’Europe

« Si c’est Harris, vous verrez, aura-t-on beaucoup entendu : les Européens seront tellement soulagés d’avoir échappé à Trump qu’ils se reprendront à croire au parapluie américain et ne parleront plus de développer une Défense commune ».

« Si c’est Trump, vous verrez, aura-t-on partout entendu : beaucoup tenteront de négocier en bilatéral le maintien d’une protection américaine et c’en sera fini de toute idée d’autonomie stratégique si ce n’est de l’Union elle-même ».

C’est ce qui se sera tellement dit mais, Harris ou Trump, il n’y a pourtant rien d’improbable à ce que l’Union européenne s’affirme désormais en puissance politique autonome. Elle le souhaite presque unanimement et les signes les plus probants en sont que la prochaine Commission comprendra des Commissaires à la Défense et à la Méditerranée.

L’un devra remettre sous 100 jours un rapport proposant une stratégie industrielle et financière permettant de doter l’Union de capacités militaires communes. L’autre devra jeter les bases d’un réel codéveloppement entre les deux rives du lac méditerranéen afin de réduire la dépendance industrielle de l’Europe vis-à-vis de la Chine, de créer des emplois en Afrique et de réduire les flux migratoires.

Dans l’un et l’autre cas, l’Union compte prendre une dimension politique sur ses flancs oriental et méridional tout en comblant, sur son flanc occidental, l’éloignement des Etats-Unis et, si nouvelle qu’elle soit, cette volonté remonte à 8 ans déjà. En 2016, au soir de l’élection de Donald Trump, les plus atlantistes des Européens étaient en effet tombés de l’armoire en voyant arriver à la Maison-Blanche un homme qui avait fait campagne contre l’engagement des Etats-Unis à défendre l’Europe.

La nécessité d’une Défense commune s’impose alors à tous. C’est la fin d’un tabou et l’agression russe contre l’Ukraine précipite ce tournant en amenant les 27 à vider leurs arsenaux pour aider les Ukrainiens à faire front puis à acheter leurs munitions en commun afin d’en faire baisser les prix et d’harmoniser leurs armements.

A l’origine de cette décision, la Première ministre estonienne, Kaja Kallas, va maintenant prendre en mains la diplomatie européenne. Le futur Commissaire à la Défense, Andrius Kubilius, est une ancien Premier ministre lituanien. Sur la nécessité d’une Défense européenne, il y a aujourd’hui convergence de vues entre la France et les pays sortis du bloc soviétique et elle est si profonde que le Premier ministre polonais, Donald Tusk, vient de déclarer que, Trump ou Harris, l’avenir de l’Europe dépendait d’abord des Européens car « le temps de l’externalisation géopolitique était révolu ».

On ne peut pour autant pas exclure que les pessimistes aient raison.

L’état des finances européennes est tel qu’il peut faire obstacle aux investissements militaires des 27. Mme Le Pen peut arriver au pouvoir en France. La dégradation de la situation internationale peut s’accélérer bien plus vite que l’affirmation politique de l’Europe. Absolument rien n’est assuré mais, Harris ou Trump, le repli des Etats-Unis est tellement profond et la volonté de réémergence politique de l’Europe assez convaincante pour que même un pays comme Taiwan veuille se rapprocher de l’Union.

La Chine démocratique accueillait la semaine dernière, trois délégations parlementaires européennes dont l’une du Parlement européen. A demi-mots et parfois clairement, les plus hauts responsables de ce pays nous ont fait comprendre qu’ils avaient besoin d’une Europe forte car ils ne pouvaient plus compter sur les seuls Etats-Unis. « Nous sommes, Harris ou Trump, l’Ukraine de l’Asie », m’ont dit des étudiants – l’Ukraine dont les Etats-Unis sont bien prêts de se détourner, l’Ukraine où se joue le sort de l’Europe comme celui de l’Asie se jouera à Taiwan.

(Photo: Michael Vadon, Joe Biden @ Flickr)