Les deux cartes de Trump

Tribune publiée dans la Libération le 22 avril 2025.

C’est la plus dangereuse des illusions. Aux Etats-Unis comme en Europe et partout, on peut bien sûr se dire que Donald Trump accumule tant d’échecs qu’il n’y aurait plus qu’à attendre novembre 2026 et les élections de mi-mandat pour sortir de ce cauchemar.

Tout le laisse penser puisque ce président en est à menacer de se désintéresser de la guerre d’Ukraine après avoir promis d’y mettre terme « en 24 heures » ; que la si géniale idée des barrières douanières a tourné au fiasco en faisant dégringoler les bourses ; que la magistrature, Harvard et le président de la Réserve fédérale lui résistent ; que la Cour suprême en vient à le désavouer alors même qu’il l’avait peuplée de ses partisans ; que les sondages commencent à refléter l’inquiétude des plus modérés de ses électeurs et que l’on voit monter une mobilisation de rue contre lui.

Impossible avec cela, se dit-on, que cet homme ne perde pas sa majorité parlementaire dans un an et demi, voire plus tôt encore si des élus républicains le lâchaient en sentant le vent tourner. Impossible, veut-on croire, qu’il puisse conserver sa liberté de manœuvre encore bien longtemps mais Donald Trump est pourtant loin d’avoir perdu la partie pour deux raisons.

La première est qu’il n’est pas impossible qu’il parvienne à un accord avec la théocratie iranienne car elle en a autant besoin que lui. Déjà très impopulaires, les mollahs savent que leur régime ne survivrait pas au bombardement de leurs installations nucléaires puisqu’ils n’auraient pas les moyens d’une vraie riposte. Donald Trump, pour sa part, ne veut pas entraîner les Etats-Unis dans une nouvelle guerre et cela d’autant moins que les monarchies pétrolières auraient alors à subir des représailles iraniennes.

A condition de ne pas vouloir humilier les mollahs, Donald Trump pourrait avoir bientôt empêché l’Iran d’accéder à la bombe. Ce ne serait pas rien. Non seulement il pourrait s’en targuer et en être applaudi mais cela lui donnerait la possibilité d’œuvrer à une reconnaissance d’Israël par l’Arabie saoudite et donc à un compromis historique entre l’ensemble des pays musulmans et Israël.

Il reste à Donald Trump une carte en main et parce qu’elle est la dernière, tout lui commande de savoir la jouer. C’est son premier atout et le second est le Parti démocrate.

Après avoir vu un tel homme remporter une première présidentielle en 2016 et une deuxième il y a six mois, ce parti reste incapable de retrouver une unité et moins encore une identité. A force de se démarquer des syndicats pour se rapprocher des industries innovantes, il a perdu le soutien de trop de cols bleus, d’hommes et de femmes heurtés par les inégalités sociales et le rejet de leurs repères et traditions.

Il lui faudrait se réinventer mais semble n’avoir toujours pas compris qu’il ne pouvait pas être que le parti de l’évolution des mœurs et de l’égalité des races et des sexes mais devait aussi redevenir celui des plus modestes et des laissés-pour-compte.

Tant que la gauche américaine en restera à ses débats d’antan entre sa gauche et sa droite, elle laissera un boulevard à Donald Trump. Tant qu’elle ne saura pas dire qu’il est temps d’en finir avec les baisses d’impôts sur les grandes fortunes et d’investir dans l’école, la santé et les infrastructures, la dénonciation des « élites » continuera de fonctionner contre les Démocrates.

Les Démocrates américains n’ont pas besoin de se recentrer. Ils ne l’ont que trop fait. Ils n’ont pas non plus besoin de se radicaliser car cela leur a déjà coûté assez cher. Ils ont besoin d’en revenir à la défense de ceux qui ne naissent pas avec une cuillère d’argent dans la bouche, n’ont que leur travail pour nourrir leurs enfants et veulent vivre dans une société qui les respecte.

Les Démocrates doivent autrement dit se souvenir d’urgence que les gauches réformistes n’ont jamais été aussi fortes que lorsqu’elles imposaient une équitable répartition des richesses, prônaient le progrès industriel et social et incarnaient la permanente recherche de compromis entre le capital et le travail.

( Photo : whitehouse.gov )

Malgré Trump et Poutine : Les raisons d’espérer

S’asseoir et pleurer ? Pleurer de rage et d’effroi en voyant la vitesse avec laquelle Donald Trump et ses hommes s’attaquent aux contre-pouvoirs américains et musèlent les élus républicains en menaçant de leurs opposer des candidats à leur main lors des prochaines primaires ?

Oui, pleurer de rage car dans leur entreprise de démolition de la démocratie américaine, Donald Trump et sa bande vont si vite qu’ils pourraient s’adjuger par la fraude les élections parlementaires de 2026. Il y a toutes les raisons de s’en effrayer mais se résigner à l’impuissance et s’asseoir ?

Non, là non, car les raisons de ne pas désespérer sont nombreuses.

Aux Etats-Unis même, il y a des magistrats pour dire l’illégalité ou même l’inconstitutionnalité de bien des décisions présidentielles. Pourtant trumpiste, le président de la Cour suprême s’est publiquement ému des attaques subies par ces magistrats. La Bourse et les milieux d’affaires s’inquiètent du chaos économique dont la guerre commerciale est porteuse. Beaucoup des électeurs de Donald Trump n’approuvent pas la brutalité des coupes claires dans les services de l’Etat. La démocratie n’est pas déjà morte aux Etats-Unis et l’attaque frontale dont elle est partout l’objet n’est pas un franc succès.

L’ardent soutien qu’Elon Musk avait accordé à l’extrême-droite allemande ne lui a pas permis de dépasser le score que les sondages lui promettaient depuis plusieurs mois. On peut même se demander si ce soutien n’a pas freiné sa progression car l’Amérique et le capitalisme n’ont pas forcément bonne presse auprès de cet électorat.

Dans toute l’Europe, ces courants ressurgis des années 30 avaient affiché des sympathies successives pour Vladimir Poutine puis Donald Trump. Avec ces deux hommes, les extrêmes-droites européennes avaient en commun l’autoritarisme, la dénonciation de l’immigration et la revendication d’une identité chrétienne mais maintenant que le Kremlin et la Maison-Blanche tentent de se rapprocher sur le dos des Ukrainiens et communient dans leur hostilité à l’Europe comment se réclamer d’eux tout en se disant nationalistes et européens ?

Cela devient d’autant plus difficile que les opinions publiques de l’Union sont clairement hostiles aux présidents russe et américain, inquiètes de leur connivence et désormais très majoritairement favorables à la constitution d’une Défense commune européenne.

Les partis sur lesquels misaient Trump et Poutine traversent une mauvaise passe et, parallèlement, dans un nombre toujours croissant de pays, les Poutine et Trump locaux se heurtent à de profonds mouvements de rejet.

En Hongrie, les sondages mettent Viktor Orban en minorité. Robert Fico, son ami slovaque, ne parvient pas à consolider un pouvoir extrêmement fragile. En Serbie, le président Vucic ne sait plus comment reprendre la main face à un mouvement de contestation qui ne cesse de se développer. En Géorgie, le pouvoir pro-russe échoue à faire taire l’opposition démocratique et pro-européenne. En Autriche, la droite s’est finalement décidée à gouverner avec le centre et la gauche plutôt que de former une impossible coalition avec l’extrême-droite. En Israël, Benjamin Netanyahou réveille le camp démocratique en voulant trop ouvertement s’inspirer de son ami Trump. Plus spectaculaire encore, en Turquie, l’éternel Recep Erdogan a suscité une indignation massive en faisant jeter en prison le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, l’homme qui pourrait le battre à la prochaine présidentielle.

La dictature n’a pas remporté la bataille des cœurs. La liberté fait toujours vibrer les hommes. L’aspiration à la démocratie les fait descendre dans les rues et il y a d’autant moins de raison de désespérer que l’Europe, bastion de l’Etat de droit, serre les rangs.

L’Union vient de faire de la Défense commune un objectif à atteindre dans cinq ans et d’instituer pour cela une préférence européenne dans l’achat d’armements. Le Royaume-Uni, la Norvège, le Canada et l’Australie amorcent avec elle la constitution d’un nouvel ensemble dont la Turquie se rapproche. C’est, en creux, une Alliance atlantique sans les Etats-Unis et le Kremlin la prend assez au sérieux pour en faire un adversaire déclaré.

Ni l’Europe ni la liberté ne sont mortes.

(Image: EliElschi @Pixabay)

La naissance d’un nouvel Occident

Il n’y aura pas de comme avant, pas de retour au statu quo ante, pas de résurrection de l’ordre d’après-guerre. En admettant même – ce qui reste à prouver – qu’un président normal, démocrate ou républicain, succède à Donald Trump et referme ce qui n’aurait été qu’une effarante parenthèse, nous n’en reviendrons pas à un seul et même Occident dominé par les Etats-Unis.

La première raison en est que cette page-là n’a pas été tournée par la réélection de ce président mais par la constance avec laquelle ses prédécesseurs s’étaient détournés de l’Europe et du Proche-Orient. En 2008, Georges Bush avait mis la Maison-Blanche aux abonnés absents pendant que la Russie envahissait la Géorgie. En 2014, Barack Obama n’avait pas réagi à l’annexion de la Crimée après avoir finalement refusé, en 2013, de sanctionner l’emploi d’armes chimiques par Bachar el-Assad. Il y a quelque deux décennies que l’un et l’autre avaient dit par-là qu’ils avaient à contrer la Chine et non plus la Russie et que leurs alliés de la Guerre froide avaient donc à assurer eux-mêmes leur Défense.

L’avertissement était devenu message lorsque les Américains avaient porté à leur présidence un candidat, Donald Trump, qui avait systématiquement mis en doute l’automaticité du soutien des Etats-Unis à leurs alliés de l’Otan. Ce jour-là, il y a 9 ans déjà, le tabou qui avait si longtemps pesé sur l’idée même d’une Défense commune est tombé dans toute l’Union qui s’est en fait ralliée sans le dire à l’ambition « d’autonomie stratégique » formulée par Emmanuel Macron.

Il restait de puissants freins à cette évolution puisqu’on ne rompt pas du jour au lendemain avec une culture politique vieille de 70 ans, que beaucoup des Etats membres ne se résolvaient pas à devoir payer pour leur Défense, que les électeurs ne l’auraient sans doute pas admis et que les pays sortis du bloc soviétique craignaient, disaient-ils, de « précipiter l’éloignement des Etats-Unis » en les prenant aux mots.

L’Union a perdu beaucoup de temps. Si ses gouvernements étaient passés aux actes dès 2016, elle disposerait aujourd’hui d’une Défense autonome mais l’évolution des esprits étaient néanmoins telle que les 27, il y a trois ans, n’ont pas attendu les Etats-Unis pour faire bloc avec l’Ukraine agressée. Leurs livraisons d’armes ont devancé celles des Américains. Un pot commun les a financées et les Européens ont alors passé leur première commande commune de munitions, lancé leurs programmes de renforcement de leurs industries militaires et se sont dotés, l’été dernier, d’un Commissaire à la Défense chargé de jeter les bases d’industries d’armement paneuropéennes.

Bien plus ancien qu’on ne le croit, ce tournant européen avait été pris bien avant que Donald Trump n’ait été réélu, n’humilie publiquement Volodymyr Zelinsky dans le bureau ovale et ne répète que l’Union n’aurait été créée que pour « baiser les Etats-Unis ». Tout reste à faire mais la deuxième raison pour laquelle on n’en reviendra pas au statu quo ante est que Donald Trump a su sans le vouloir détacher des Etats-Unis un second pôle occidental qui ne cesse de se renforcer.

Ce n’est pas seulement que, malgré la Hongrie, l’Union européenne n’a jamais été aussi unie de son histoire. C’est aussi que la Grande-Bretagne est en totale harmonie avec l’Union dont elle est aujourd’hui bien plus proche qu’elle ne l’était avant de la quitter ; que la Norvège s’est placée dans le sillage de ce nouveau bloc européen ; que 44% des Canadiens se verraient bien membres de l’Union européenne et que l’Australie se sent et le montre plus solidaire de l’Europe que de la Maison-Blanche.

Donald Trump voulait briser l’Union mais il en fait le pôle d’ancrage d’un autre Occident, fidèle aux valeurs démocratiques que renie le président des Etats-Unis et qui pourrait bientôt se rapprocher d’Etats d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, voire même nouer des alliances de revers si la nécessité l’imposait.

La route qui s’est ouverte à nous n’aura rien d’un chemin de roses. Rien ne sera facile mais pourrait-on réellement imaginer que les Britanniques qui regrettent tant le Brexit puissent à nouveau choisir un grand large qui leur a si peu réussi ou que les Européens se disent demain que, tous comptes faits, mieux vaut les gaspillages de 27 Défenses que l’efficacité d’une seule ?

Poser ces questions, c’est y répondre et ce défi de nous affirmer en acteur de la scène internationale, autonome et garant de la stabilité de notre continent, nous aurions eu de toute manière à le relever un jour, Trump ou pas, puisque les Etats-Unis ont tout à craindre de la Chine et plus rien de la Russie.

Nous n’avons plus le choix et plutôt que de nous demander si nous pourrons être à la hauteur de ce changement d’époque, demandons-nous si Donald Trump et Vladimir Poutine le sont.

Le premier a échoué en tout. Même pour en rire, on ne parle même plus de son brillant plan pour Gaza. Sa guerre commerciale fait dévisser les Bourses et craindre une récession américaine. Ses fantasmes annexionnistes ont uni les Canadiens et les Groenlandais dans un renouveau patriotique et les Etats-Unis votent à l’Onu avec la Russie et la Corée du Nord mais sans leurs alliés.

Comme « retour de l’Amérique », on fait mieux et Vladimir Poutine a, quant à lui, si peur de l’hostilité que provoquerait une mobilisation générale qu’il doit faire appel à des supplétifs nord-coréens. Sur le terrain, ses troupes progressent mais sans même avoir regagné leurs gains initiaux et il lui aura fallu huit mois pour commencer à reprendre possession de la région de Koursk, un territoire russe. Avec des taux d’intérêt et une inflation qui galopent, Vladimir Poutine n’a rien d’un gagnant mais le temps est compté. Avant que Donald Trump ne lui ait permis de reprendre son souffle et de s’attaquer à l’ensemble de l’Ukraine puis au reste de l’ancien Empire russe nous avons, nous les Européens, à nous armer et aligner nos forces.

(Photo: © European Union 2014)

« L’âge d’or » perdu de l’Amérique

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Les raisons n’en sont pas spécifiquement américaines puisqu’il y a bien d’autres Trump de par le monde. L’explication ne tient pas non plus au trop tardif retrait de Joe Biden puisqu’il y avait des mois déjà que Donald Trump s’était rallié une moitié des Américains.

Alors ?

Comment comprendre que les Etats-Unis aient donné une si solide majorité à un invraisemblable menteur, mégalomane, grossier et pouvant pousser la vulgarité jusqu’à mimer de ses lèvres une fellation en tenant un micro à pleines mains devant une foule d’admirateurs hilares ? Comment admettre que le sort de l’Ukraine, de sa population et de ses héros dépende désormais d’un homme qui admire autant Vladimir Poutine qu’il déteste les Européens ?

La réponse tient en un mot : la peur.

Cette peur qui s’est emparé des cinq continents depuis le début de ce siècle, les Américains la ressentent encore plus profondément que le reste du monde car ils s’étaient habitués à être les plus riches, les plus forts, les plus industrialisés et les mieux armés. Protégés des chaos extérieurs par deux océans, ils n’avaient jamais été agressés en leur cœur mais ont découvert l’insécurité le 11 septembre 2001 lorsque le terrorisme a porté la guerre jusqu’à Manhattan. 

« Pourquoi nous haïssent-ils ? », s’était demandé un grand magazine américain mais, en 2017, œil pour œil, dent pour dent, Trump avait, lui, suspendu l’octroi de visas aux ressortissants de nombreux pays musulmans.

Puis l’évidence du réchauffement climatique s’est imposée et les Etats-Unis en ont ressenti un effroi particulier car il leur fallait admettre à la fois que leur pays continent était menacé de tous les types possibles de catastrophes naturelles et que leur économie et leur mode de vie l’étaient aussi tant ils dépendaient du pétrole. C’est aux Etats-Unis que le réchauffement sonnait le plus clairement la fin d’une ère et qu’a dit Donald Trump à ses concitoyens ? « Pas d’inquiétude », leur a-t-il dit puisque tout cela n’est qu’invention et que je nous fais sortir des accords internationaux sur le climat.

Et puis il y avait la Chine, puissance endormie dont le réveil ébranle le monde. La Chine désindustrialise la terre entière mais lance un vrai défi aux Etats-Unis car elle pourrait bien les reléguer au second rang et qu’a dit Donald Trump aux Américains ? « Pas de panique », leur a-t-il dit : nous allons ériger des remparts douaniers.

Et puis il y a l’immigration dont l’ampleur suscite partout un rejet. Il est d’autant plus fort aux Etats-Unis qu’ils n’ont pas de frontière maritime avec le sous-continent mais une continuité territoriale et qu’a dit Donald Trump aux électeurs américains ? « Nous fermons les portes », leur a-t-il dit en érigeant un mur et jurant de procéder à une expulsion de masse.

Et puis il y eut, ces dernières années, une multiplication des guerres qui, partout, fait craindre une troisième guerre mondiale. Les Américains sont ceux qui le redoutent le plus car ils ne veulent plus s’engager dans de lointains conflits et que leur a dit Donald Trump ?  « Nous nous replions à l’abri de nos frontières », leur a-t-il dit en faisant bloquer par la Chambre des Représentants, six mois durant, tout aide à l’Ukraine.

Depuis que l’équilibre de la terreur n’est plus là pour assurer un ordre international, que le climat lui-même s’est déréglé et que les forces politiques traditionnelles n’ont pas de réponse convaincante aux défis de ce nouveau siècle, il n’est pas de peuple qui n’ait peur mais les Américains sont ceux qui ont le plus peur car ils ont le plus à perdre.

Rien de mystérieux donc à ce que ce soit le grand retour du protectionnisme, à ce que les extrêmes-droites nationalistes aient partout le vent en poupe, à ce que la quête d’hommes providentiels prenne le pas sur la Raison et à ce qu’une majorité d’Américains ait voté pour le tribun qui leur promettait un retour à leur « âge d’or » – aux temps où ils étaient sûrs d’être en sécurité et d’être à jamais les plus forts.

(Photo: Donald Trump speaking with attendees at a rally at Desert Diamond Arena in Glendale, Arizona on 23 August 2024. © Wikimedia Commons. Photographer: Gage Skidmore.)

L’Europe après le 5 novembre

Dans la première hypothèse, tout est tragiquement clair. Si Donald Trump est élu le 5 novembre, il n’attendra pas même sa prise de fonction pour sceller avec Vladimir Poutine un partage de l’Ukraine sur le modèle des deux Allemagne ou des deux Corée.

De facto si ce n’est de jure, les territoires occupés par les troupes russes reviendraient au Kremlin qui s’engagerait en échange à ne pas chercher à progresser au-delà de cette ligne de démarcation. Ce serait la défaite de l’Ukraine et la victoire de Vladimir Poutine mais un débat aussi fondamental que furieux s’ouvrirait aussitôt.

L’Ukraine amputée devrait-elle ou non entrer dans l’Otan ?

En admettant que l’accord conclu entre le président russe et son ami Donald ne lui en ait pas fermé les portes, l’Ukraine y aspirerait plus que jamais. Les Européens auraient, eux, un intérêt vital à ce qu’elle devienne le trente-troisième membre de l’Alliance atlantique et bénéficie par-là d’une protection qu’ils ne peuvent aujourd’hui pas lui offrir seuls. Pour l’Ukraine comme pour l’Union, cet élargissement de l’Otan serait le seul vrai moyen d’empêcher Vladimir Poutine de renouer avec la reconstitution de l’empire russe en reprenant bientôt la route de Kiev. En un mot, c’est sans attendre les résultats du 5 novembre que les Européens devraient se préparer à devoir mener cette bataille mais en sachant deux choses.

L’une est que Donald Trump ne se laisserait pas aisément convaincre de ne pas s’opposer à ce que l’Ukraine vienne élargir une Otan à laquelle il ne voit plus d’utilité. L’autres est que la tâche des Européens ne pourrait pas se limiter à essayer de resserrer les rangs occidentaux sous parapluie américain alors que ce président serait si décidé à précipiter le recentrage des États-Unis sur le défi chinois qu’il pourrait être tenté de tourner la page de l’Alliance atlantique.

Sous une nouvelle présidence Trump, les Européens auraient à apprendre à exister seuls, à considérablement accélérer la création de leur Défense commune et à définir de nouveaux modes et degrés d’intégration à leur Union afin d’ouvrir au plus vite leurs portes à l’Ukraine pour pouvoir faire front avec elle aussi rapidement que possible. Il s’agirait à la fois de signifier à la Russie que c’est à toute l’Union qu’elle s’attaquerait en se réattaquant à l’Ukraine et de s’appuyer sur la Défense ukrainienne pour réduire la durée de construction d’une Défense commune. Dans l’hypothèse Trump, l’objectif des Européens devrait être, sans délais, l’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne et, si possible, à l’Alliance atlantique mais dans l’hypothèse Harris ?

Dans cette seconde hypothèse, tout serait à la fois plus rassurant et plus compliqué.

Il n’y aurait pas à craindre que la nouvelle Administration américaine ne s’entende avec le Kremlin sur le dos de l’Ukraine et de l’Europe entière. Il ne serait pas non plus envisageable que les États-Unis s’acharnent soudain à décrédibiliser l’Alliance atlantique ou veuillent en sortir du jour au lendemain. Avec Kamala Harris, l’Union européenne ne serait pas confrontée au défi d’avoir à se réinventer en quelques mois mais les différences entre une présidence Harris et une présidence Trump seraient-elles, sur le fond, aussi déterminantes qu’il y paraît ?

Contrairement à Donald Trump, Kamala Harris n’a certes pas d’admiration pour Vladimir Poutine. Contrairement à lui, elle ne voit pas non plus dans l’Union européenne une rivale que l’Amérique devrait défaire mais elle est Californienne et était encore bien jeune lorsque le mur de Berlin est tombé. Pour elle comme pour Trump, ce n’est pas vers l’Europe mais vers l’Asie que les États-Unis doivent tourner leurs regards et tout dit qu’elle souhaiterait rapidement amener les Ukrainiens à un compromis avec la Russie qui pourrait être très semblable à celui qu’envisage son adversaire républicain.

Or si les formes sont assez respectées pour que l’Europe n’en semble pas trahie, plusieurs des capitales européennes approuveront cette démarche. À droite, à gauche et aux centres, une large partie des 27 opinions publiques l’applaudiraient aussi et dans le soulagement qu’apporterait cette illusion de détente, il serait aussi difficile de plaider l’adhésion de l’Ukraine à l’Alliance atlantique que son entrée dans l’Union.

Autant l’élection de Trump pourrait contraindre l’Union européenne à prendre ses responsabilités politiques, autant celle de Kamala Harris conduirait les 27 à de profondes divergences et à nouvelles et dangereuses procrastinations.

Plutôt qu’à l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan, les Européens auraient alors à œuvrer à ce qu’elle obtienne des garanties de sécurité occidentales. Cela leur serait moins difficile et plutôt que de tenter d’immédiatement élargir l’Union à ce qui serait devenu « l’Ukraine de l’Ouest », il leur faudrait multiplier avec elle les accords de coopération civils et militaires afin de renforcer leur frontière avec la Russie et de paver la route d’une intégration future.

Harris ou Trump, le 5 novembre mettra l’Union européenne à l’épreuve. 

(Photo by Andrii Smuryhin)