Jamais de ma vie je n’avais entendu des Américains placer leurs espoirs en l’Europe

Tribune publiée dans Libération le 22 septembre 2025

Je me suis senti mal. Lorsqu’un haut responsable de la nouvelle diplomatie américaine m’a expliqué, dans son bureau de Washington, que le danger ne venait pas, pour les démocraties européennes, de ce que j’avais appelé « l’autocratie russe » mais d’elles-mêmes, de leur censure, de l’annulation des élections roumaines et de la répression de leurs opposants, j’ai d’abord cru faire un mauvais rêve, mais non.

J’étais bien au département d’Etat, reçu en ma qualité d’élu au Parlement européen, reçu au septième étage, l’étage des décideurs, et ce nouveau venu, un proche de la Maison-Blanche, venait bien de me dire devant une demi-douzaine de ses collaborateurs que Poutine était moins dangereux pour l’Europe que les Européens eux-mêmes. Non seulement je ne rêvais pas mais il me restait à entendre, entre autres, que Donald Trump faisait tout pour que la paix revienne en Ukraine et qu’il était incompréhensible que ce mot de « paix » fasse tellement horreur à tant d’Européens.

Cet homme avait voulu me faire la leçon devant un comité d’accueil. Je lui avais rappelé que le vice-président Vance voulait désormais interdire les discours de haine, tout comme les Européens, et que Français et Britanniques avaient aussi cru à la paix en signant avec Hitler les Accords de Munich. J’avais fait face mais je n’en étais pas moins mal car jamais de ma vie je ne m’étais autant senti perdu, échoué, dans un autre monde.

Entre pessimisme et catastrophisme

Trump n’est pas qu’Ubu à la Maison Blanche. C’est une autre Amérique sortie de l’ombre et une armée d’hommes nouveaux prenant les commandes, avec leur volonté de revanche, leurs vérités alternatives et leurs jeunes courtisans ignares. C’est entre de telles mains, venais-je de voir, qu’est tombée l’Amérique et je partageais maintenant la peur, la panique souvent, des nombreux élus, intellectuels et universitaires avec lesquels je venais de m’entretenir à New-York et Washington.

Un seul d’entre eux, un représentant démocrate, aile modérée de son parti, m’a dit : «Mais non ! Nous les battrons, il suffit d’arrêter de pleurer !» Au mur de son bureau, il avait affiché une liste des signes par lesquels on voit le fascisme arriver mais les autres, tous les autres, oscillaient entre pessimisme et catastrophisme. Les uns ne croyaient pas que les démocrates, même en reprenant la Chambre des représentants, puissent inverser la vapeur après les élections de novembre 2026. Les autres ne pensaient même pas possible que Trump accepte de perdre la Chambre et le voyaient déjà provoquer un blocage institutionnel en multipliant les contestations de résultat, voire tenter de reporter les élections dans plusieurs Etats.

Du centre-gauche au centre-droit, des radicaux de gauche aux néo-conservateurs devenus de fervents anti-trumpistes, le sentiment général est que ce président dont les hommes s’étaient lancés à l’assaut du Congrès en janvier 2021 est capable de tout pour conserver le pouvoir puis le laisser à sa famille politique ou à sa famille tout court. Personne ne pense que les Etats-Unis puissent devenir une simple dictature mais beaucoup n’excluent plus une dérive turcoïde dans laquelle les élections ne changeraient plus rien à la réalité du pouvoir.

Une frontière entre deux Amériques

Ce qui le laisse craindre est l’assaut lancé contre la liberté de la presse, le blanc-seing donné aux agents masqués chargés de traquer les immigrés, l’utilisation des données bancaires pour évincer des responsables dont le statut interdit le licenciement, la démonisation des Démocrates, les attaques contre la magistrature et la dénonciation de toute opposition, même conservatrice. Donald Trump et ses proches ont tracé une frontière entre deux Amérique, la trumpiste, la bonne, la vraie, et l’autre, en fait majoritaire mais qui ne serait faite que d’ennemis sournois et de dangereux terroristes.

Pour qui les a connus, cela rappelle d’autant plus les pays communistes que la peur s’est installée, peur des dénonciations et des licenciements, peur de s’exprimer et peur de parler vrai. En marchant à vos côtés, certains en sont à se retourner, à en rire mais à le faire. Dignes mais pâles, d’autres vous reçoivent dans des bureaux désertifiés par les coupes budgétaires et pourtant, dans le même souffle, les mêmes vous disent que rien n’est perdu «car, enfin…»

Les stocks constitués par les importateurs avant l’imposition des tarifs douaniers seront épuisés à l’automne. Les prix augmenteront en janvier au plus tard, à l’ouverture de l’année électorale. La remontée des démocrates et le mécontentement social vont sortir l’Amérique de sa sidération. Les juges, après tout, s’opposent à l’arbitraire, en première instance en tout cas, et à ce rythme, à son âge, dans son état de santé, Trump va finir par s’essouffler et perdre de sa magie.

A leurs yeux, l’Europe est l’antidote

En fait, personne ne sait plus. Chacun oscille d’un immense désespoir à de frêles espoirs et nage dans le désarroi car ce qui aurait semblé impossible deux semaines plus tôt devient à chaque fois réalité. Cette vitesse à laquelle reculent les normes démocratiques donnent à tous le vertige et immanquablement arrive la question : «Mais vous, en Europe, vous tenez ?»

Jamais de ma vie je n’avais entendu d’Américains, aucun Américain, placer leurs espoirs en l’Europe, se réjouir de son réarmement et de son affirmation politique et tant attendre de nous. A leurs yeux, l’Europe est l’antidote, ce bunker des libertés à partir duquel la démocratie pourrait lancer sa contre-offensive. Elle l’est tant que le septième étage du département d’Etat nous est franchement hostile mais tiendrons-nous, m’a-t-on si souvent demandé, ou élirons-nous le RN en France, Reform UK au Royaume-Uni et l’AfD en Allemagne ?

Là, je ne pouvais jurer de rien car la seule certitude est qu’il faut tenir, des deux côtés de l’Atlantique.

Photo : Department of State, Washington, D.C. @Wikimedia Commons

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Jamais de ma vie je n’avais entendu des Américains placer leurs espoirs en l’Europe

Tribune publiée dans Libération le 22 septembre 2025

Je me suis senti mal. Lorsqu’un haut responsable de la nouvelle diplomatie américaine m’a expliqué, dans son bureau de Washington, que le danger ne venait pas, pour les démocraties européennes, de ce que j’avais appelé « l’autocratie russe » mais d’elles-mêmes, de leur censure, de l’annulation des élections roumaines et de la répression de leurs opposants, j’ai d’abord cru faire un mauvais rêve, mais non.

J’étais bien au département d’Etat, reçu en ma qualité d’élu au Parlement européen, reçu au septième étage, l’étage des décideurs, et ce nouveau venu, un proche de la Maison-Blanche, venait bien de me dire devant une demi-douzaine de ses collaborateurs que Poutine était moins dangereux pour l’Europe que les Européens eux-mêmes. Non seulement je ne rêvais pas mais il me restait à entendre, entre autres, que Donald Trump faisait tout pour que la paix revienne en Ukraine et qu’il était incompréhensible que ce mot de « paix » fasse tellement horreur à tant d’Européens.

Cet homme avait voulu me faire la leçon devant un comité d’accueil. Je lui avais rappelé que le vice-président Vance voulait désormais interdire les discours de haine, tout comme les Européens, et que Français et Britanniques avaient aussi cru à la paix en signant avec Hitler les Accords de Munich. J’avais fait face mais je n’en étais pas moins mal car jamais de ma vie je ne m’étais autant senti perdu, échoué, dans un autre monde.

Entre pessimisme et catastrophisme

Trump n’est pas qu’Ubu à la Maison Blanche. C’est une autre Amérique sortie de l’ombre et une armée d’hommes nouveaux prenant les commandes, avec leur volonté de revanche, leurs vérités alternatives et leurs jeunes courtisans ignares. C’est entre de telles mains, venais-je de voir, qu’est tombée l’Amérique et je partageais maintenant la peur, la panique souvent, des nombreux élus, intellectuels et universitaires avec lesquels je venais de m’entretenir à New-York et Washington.

Un seul d’entre eux, un représentant démocrate, aile modérée de son parti, m’a dit : «Mais non ! Nous les battrons, il suffit d’arrêter de pleurer !» Au mur de son bureau, il avait affiché une liste des signes par lesquels on voit le fascisme arriver mais les autres, tous les autres, oscillaient entre pessimisme et catastrophisme. Les uns ne croyaient pas que les démocrates, même en reprenant la Chambre des représentants, puissent inverser la vapeur après les élections de novembre 2026. Les autres ne pensaient même pas possible que Trump accepte de perdre la Chambre et le voyaient déjà provoquer un blocage institutionnel en multipliant les contestations de résultat, voire tenter de reporter les élections dans plusieurs Etats.

Du centre-gauche au centre-droit, des radicaux de gauche aux néo-conservateurs devenus de fervents anti-trumpistes, le sentiment général est que ce président dont les hommes s’étaient lancés à l’assaut du Congrès en janvier 2021 est capable de tout pour conserver le pouvoir puis le laisser à sa famille politique ou à sa famille tout court. Personne ne pense que les Etats-Unis puissent devenir une simple dictature mais beaucoup n’excluent plus une dérive turcoïde dans laquelle les élections ne changeraient plus rien à la réalité du pouvoir.

Une frontière entre deux Amériques

Ce qui le laisse craindre est l’assaut lancé contre la liberté de la presse, le blanc-seing donné aux agents masqués chargés de traquer les immigrés, l’utilisation des données bancaires pour évincer des responsables dont le statut interdit le licenciement, la démonisation des Démocrates, les attaques contre la magistrature et la dénonciation de toute opposition, même conservatrice. Donald Trump et ses proches ont tracé une frontière entre deux Amérique, la trumpiste, la bonne, la vraie, et l’autre, en fait majoritaire mais qui ne serait faite que d’ennemis sournois et de dangereux terroristes.

Pour qui les a connus, cela rappelle d’autant plus les pays communistes que la peur s’est installée, peur des dénonciations et des licenciements, peur de s’exprimer et peur de parler vrai. En marchant à vos côtés, certains en sont à se retourner, à en rire mais à le faire. Dignes mais pâles, d’autres vous reçoivent dans des bureaux désertifiés par les coupes budgétaires et pourtant, dans le même souffle, les mêmes vous disent que rien n’est perdu «car, enfin…»

Les stocks constitués par les importateurs avant l’imposition des tarifs douaniers seront épuisés à l’automne. Les prix augmenteront en janvier au plus tard, à l’ouverture de l’année électorale. La remontée des démocrates et le mécontentement social vont sortir l’Amérique de sa sidération. Les juges, après tout, s’opposent à l’arbitraire, en première instance en tout cas, et à ce rythme, à son âge, dans son état de santé, Trump va finir par s’essouffler et perdre de sa magie.

A leurs yeux, l’Europe est l’antidote

En fait, personne ne sait plus. Chacun oscille d’un immense désespoir à de frêles espoirs et nage dans le désarroi car ce qui aurait semblé impossible deux semaines plus tôt devient à chaque fois réalité. Cette vitesse à laquelle reculent les normes démocratiques donnent à tous le vertige et immanquablement arrive la question : «Mais vous, en Europe, vous tenez ?»

Jamais de ma vie je n’avais entendu d’Américains, aucun Américain, placer leurs espoirs en l’Europe, se réjouir de son réarmement et de son affirmation politique et tant attendre de nous. A leurs yeux, l’Europe est l’antidote, ce bunker des libertés à partir duquel la démocratie pourrait lancer sa contre-offensive. Elle l’est tant que le septième étage du département d’Etat nous est franchement hostile mais tiendrons-nous, m’a-t-on si souvent demandé, ou élirons-nous le RN en France, Reform UK au Royaume-Uni et l’AfD en Allemagne ?

Là, je ne pouvais jurer de rien car la seule certitude est qu’il faut tenir, des deux côtés de l’Atlantique.

Photo : Department of State, Washington, D.C. @Wikimedia Commons

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