On se refuse à y croire. On ne veut pas même l’envisager mais tout porte à croire que Vladimir Poutine n’est plus maître chez lui. Président, il l’est toujours, en titre en tout cas, mais est-ce qu’un chef d’Etat aux commandes pourrait réellement laisser insulter sans réagir un ministre de la Défense dont il est notoirement si proche et le chef d’état-major auquel il a personnellement confié la conduite des opérations ukrainiennes ?

La réponse est clairement « non ». Vladimir Poutine se déjuge en ne se démarquant même pas, fut-ce par son porte-parole, de la manière dont Evgueni Prigojine vient de traiter Sergueï Choïgou et Valeri Guerassimov de « salopards » parce qu’ils ne lui livreraient pas ces « putains de munitions » qui lui manqueraient à Bakhmout. Si cela n’avait été qu’un simple coup de colère de cet ancien délinquant dont il avait fait son protégé, le président aurait pu ignorer une incartade et se montrer indulgent, mais le chef du groupe Wagner est monté au créneau trois fois de suite, avec toujours plus de violence et de grossièreté. Pire encore, alors que les charges contre Choïgou et Guerassimov relèvent désormais du rituel, Prigojine s’était permis il y a un mois, sans gros mots mais avec une audace inouïe, de faire la leçon au président.

« La meilleure option pour le pouvoir comme pour le peuple russe », lui avait-il dit à la cantonade, serait de déclarer victoire en disant les objectifs remplis et la guerre finie. C’était s’inscrire en faux contre le narratif de Poutine sur le « nazisme » au pouvoir à Kiev et la guerre d’agression que l’Occident mènerait contre la Russie par Ukrainiens interposés. C’était dire par là que le renversement du pouvoir ukrainien et la restauration d’un protectorat russe sur l’Ukraine étaient hors de portée. C’était dire, en un mot, que Vladimir Poutine avait perdu sa guerre et, comme si cela ne suffisait pas, cet homme qui avait fait fortune en obtenant l’exclusivité de la fourniture des cantines militaires avait remis le couvert en proclamant que la prochaine contre-offensive ukrainienne tournerait au désastre pour la Russie.

Là, ce n’était plus de l’insubordination. C’était de la haute-trahison car annoncer à la nation la défaite de son armée revient à casser le moral des troupes et à briser la confiance du pays en son président. Un héros de l’opposition, Vladimir Kara Murza, vient d’être condamné à 25 ans de détention pour bien moins mais Prigojine ?

Pour l’instant rien, ni prison ni poison, une promesse d’armes au contraire, et l’idée souvent avancée que Vladimir Poutine se servirait de lui pour faire porter à l’état-major la responsabilité de l’échec militaire de la Russie ne tient pas la route. Si tel était le cas, ce président reconnaitrait qu’il n’ose pas s’attaquer directement aux généraux et il irait surtout nourrir leur animosité sans même leur avoir retiré leur commandement. Plus qu’avouer sa faiblesse, ce serait la décupler et prendre le risque, voire l’attiser, de se faire renverser par un coup d’Etat militaire.

Vladimir Poutine n’est pas stupide à ce point et force est donc d’accepter la réalité des faits. Ce président est tellement affaibli par l’impasse dans laquelle il s’est mis que l’aventurier qu’est Prigojine ne craint plus d’anticiper et précipiter une vacance du pouvoir en prenant date. Evgueni Prigojine se voit en successeur. Il veut pouvoir bientôt dire à la Russie : « Je vous l’avais bien dit » et en le laissant faire, Vladimir Poutine donne à voir le degré d’impuissance qu’il a d’ores et déjà atteint.

Print Friendly, PDF & Email

English Deutsch Magyar