Interview parue dans le journal en ligne OKO.PressAgnieszka Holland, réalisatrice polonaise engagée et prolifique, est interrogée par Piotr Pacewicz, à propos de la réunion d’Emmanuel Macron à Varsovie avec des acteurs du monde de la Culture et des intellectuels, lundi 3 février 2020 .

Piotr Pacewicz, OKO.press : Vous avez participé à une rencontre privée du président Macron avec des intellectuels, le lundi 3 février 2020 au soir.

Agnieszka Holland : Et le lendemain, avant que E. Macron ne quitte la Pologne, Duda a signé la « loi muselière », comme s’il avait reçu l’aval du président français.

D’accord, mais revenons à la réunion de lundi.

Elle a eu lieu à la résidence de l’Ambassadeur français à Varsovie. Elle devait commencer à 20h30, mais E. Macron n’est arrivé que vers 22h00, car il a eu une longue conversation avec le Maréchal Grodzki et avec Mme Kidawa-Błońska[1], mais il a surtout eu une longue réunion avec la communauté française. Nous l’avons attendu en bonne compagnie : Adam Michnik, Krystyna Zachwatowicz-Wajda, Marian Turski ; le directeur du musée d’Auschwitz-Birkenau, Piotr Cywiński ; le régisseur de théâtre Krzysztof Warlikowski, les acteurs Wojtek Pszoniak et Andrzej Seweryn, l’écrivain Agata Tuszyńska. Venu du monde de la politique, le député d’opposition Paweł Kowal,… Je ne sais pas exactement de quelle façon ont été sélectionnés les participants au dîner. Par ailleurs, quelques personnes étaient venues avec E.  Macron : Jacques Rupnik, un Tchèque qui a toujours vécu à Paris, un Juif polonais, l’éminent sociologue Georges Mink, Piotr Smolar, journaliste au Monde, le fils d’Aleksander Smolar; le légendaire journaliste et aujourd’hui député européen, Bernard Guetta. Depuis 1980, ce dernier est amoureux de la Pologne, et cet amour est aujourd’hui plus vivant encore car l’ère du règne de Droit et Justice lui rappelle sa jeunesse à la fin de l’ère communiste. Des ministres sont venus avec E. Macron, mais ils ne sont pas intervenus. Le président a salué tout le monde, en disant un mot gentil à chacun, on a pu apprécier son haut degré de préparation, son incroyable capacité de mémoire et d’association.

Et l’apparence physique ? La beauté…

Oubliez la beauté ; je n’ai encore jamais vu personne dans le domaine de la politique avec une telle capacité intellectuelle, j’ai peut-être seulement rencontré quelques scientifiques de même niveau dans ma vie.

Il s’est assis à la table et immédiatement, sans aucune fausse politesse, il nous a interrogés, nous – gens du monde de la culture et intellectuels – sur la façon dont nous voyons la situation et expliquons ce qui se passe en Pologne. Les gens se passaient le micro, Adam a commencé, puis moi. E. Macron posait des questions et prenait des notes.

Avez-vous parlé français au cours de ces échanges ?

Adam a commencé en français, moi aussi, mais Seweryn et Pszoniak, bien qu’ils travaillent en France, ont parlé polonais. Lorsque je suis intervenue plus longuement, j’ai aussi parlé polonais pour exprimer plus précisément des choses compliquées. Warlikowski a parlé français. L’interprétation simultanée était très bonne.

Le dîner ?…

Pas très chic, une élégance plutôt modeste. Une entrée, un plat, un dessert et du vin. J’ai exprimé une anxiété toute maternelle, lui disant qu’après cette journée, il devait être bien fatigué, mais il a nié et avait vraiment l’air de quelqu’un qui débute sa matinée. On sait qu’E. Macron dort trois heures par nuit, et on voyait bien que son cerveau travaillait sans discontinuer.

Nos propos ont été très différents, allant de déclarations très personnelles, certaines assez désespérées demandant à la France de sauver la démocratie polonaise, suite à la vision catastrophique que Krzysztof Warlikowski avait développée, à des tentatives de diagnostic de la situation en Pologne. Il m’a semblé qu’il n’était pas nécessaire de faire un étalage de plaintes ou d’entamer une thérapie sur la dépression politique, parce que ce que l’on n’était pas là pour cela. J’ai moi-même parlé de ce que la France pouvait faire pour soutenir le combat pour l’État de droit en Pologne, mais aussi de la nécessité de créer un nouveau récit politique. Et de ce que sont nos culpabilités, celles des démocrates. Je suis partie du constat que la Pologne ne fait pas exception, que de nombreux pays ont été phagocytés par des populistes de droite, que c’est une tendance mondiale. Je vis moi-même dans trois pays, deux déjà touchés par le populisme, c’est-à-dire les États-Unis et la Pologne, et le troisième, la France, où cela pourrait arriver très bientôt si E. Macron échouait.

A-t-il réagi à ce constat ?

Il n’a rien pris personnellement, il a été douloureusement concret. Nous avons parlé des raisons du succès des populistes. Il n’est pas facile de remonter à la source de ce qui s’est passé. Mais diverses analyses convergent pour dire qu’en général, les populistes sont les seuls à proposer des solutions simplistes aux citoyens qui dans nombreux pays, en ce XXIe siècle, sont bourrés de craintes, d’insécurité et emplis de colère. Il faut comprendre que c’est là tout l’attrait des populistes et qu’ils comblent un vide réel. J’ai aussi voulu démonter le récit que j’ai entendu de la part d’hommes politiques français ou belges selon lesquels cette Pologne s’est finalement révélée inadaptée au cercle européen. Ce genre de propos n’est en fait qu’une transposition des problèmes et tensions existant de leur propre pays. J’ai voulu faire comprendre à cet homme intelligent que le parti polonais Droit et Justice n’a rien de spécial, même si certains phénomènes prennent ici des formes vraiment extrêmes, terribles et parfois bouffonnes.

Macron a encouragé la Pologne à participer au projet européen. Dans sa conférence de mardi, il a déclaré que « la Pologne n’est elle-même que si elle est impliquée dans l’Europe et respecte les valeurs européennes (…) L’histoire de la Pologne est l’histoire de l’Europe parce que les Européens voient en elle la grande fragilité de leur civilisation, mais en même temps ils voient la force et la possibilité de découvrir de nouvelles dynamiques ».

J’ai souligné que ce qui se passe en Pologne est également dangereux pour l’Europe et pour le projet européen d’E. Macron. J’ai voulu lui faire prendre conscience de cela parce que j’ai compris, d’après ses discours officiels, qu’il déléguait en fait la situation sur la violation de l’État de droit par les autorités polonaises à la Commission européenne.

« Nous avons dit au Président et au Premier ministre polonais que nous étions préoccupés par la réforme de la justice, mais il n’appartient pas à la France de donner ici des instructions « , a-t-il déclaré à Cracovie.

Cela semble compréhensible, puisqu’ E. Macron essaie de créer une plateforme d’entente avec ces autorités polonaises, car il n’y en a pas d’autres pour le moment ; mais, en même temps, c’est dangereux et cela pourrait même constituer pour les dirigeants de Droit et Justice un encouragement à faire de nouveaux pas dans la direction autoritaire. Parce pour Kaczynski, la Commission ne peut pas vraiment faire quelque chose. Nous avons également dit à E. Macron que l’on ne peut pas ignorer ce qui s’est passé en Pologne ; une forte résistance des juges et des avocats, étonnamment courageux : ce sont désormais eux qui tiennent le rempart contre ce désordre de la démocratie.

Il a répondu qu’il respecte le romantisme constitutionnel, mais que cela ne sera jamais passionnant pour le grand public.  Ce a quoi nous avons rétorqué que la défense de la Constitution ou de l’État de droit est devenu un sujet majeur et que la communauté juridique a besoin d’un soutien clair et net.

À quoi les bisbilles franco-polonaises ont-elles ressemblé? Dans sa conférence, E. Macron a battu sa coulpe sur le fait les Français n’aient pas compris le sens de l’élargissement de 2004.

J’ai dit que l’émigration économique massive, qui était et est une grande chance pour des millions de Polonais d’améliorer leur vie, a mis nos concitoyens en confrontation avec les sociétés occidentales, dans lesquelles ils ont été et sont considérés comme « inférieurs » parce qu’ils occupent de moins bons emplois, souvent en-dessous de leurs qualifications. Ils ont le sentiment d’être des citoyens de seconde classe, alors qu’ils ont officiellement tous les droits des Européens. Et que cela a entraîné un énorme déficit de « dignité identitaire ». Les Polonais n’ont pas ce genre de complexes envers l’Amérique ; en fait, ils s’y sentent à leur place, car les États-Unis et la Pologne ont de nombreuses similitudes culturelles ou religieuses. Et tout cela renforce la croyance que l’Amérique est un garant de notre sécurité ; ce sentiment a été dominant pendant des années. C’est pourquoi c’est la panique quand E. Macron annonce dans une interview désormais célèbre pour « The Economist » [en novembre 2019 – ndlr] que l’OTAN est en état de mort cérébrale. Si l’OTAN ne nous protège pas, si l’Amérique ne nous protège pas, alors qui nous protège? E. Macron est-il conscient des conséquences psychologiques de sa déclaration sur la fin de l’OTAN ? Et quelles garanties la France peut-elle nous donner ? Le président français est-il en mesure de développer un parapluie nucléaire sur la Pologne ?

Et qu’a-t-il dit ?

Il a ri parce que Piotr Smolar lui avait récemment posé la même question. Il y a apparemment quelque chose dans l’air… Et puis nous sommes passés ici au sujet-clé pour E. Macron de la Russie. Les orateurs suivants ont commencé à lui expliquer que son attitude pro-russe est d’une grande naïveté, qu’aucun accord ne peut réussir, parce que Poutine a seulement en tête son propre agenda.

Adam Michnik aurait dit que Poutine est un criminel, ce à quoi Macron aurait répondu qu’il faut parfois s’entendre avec les criminels.

E. Macron a tenu des propos brefs et directs sur la géopolitique et sur sa conception de la politique étrangère. Ce qu’il a dit sur la Russie était intéressant. Il a dit que la situation a radicalement changé, que l’ordre international n’existe plus vraiment. L’Amérique, qui en était le garant, ne veut plus assumer ce rôle. On ne peut plus faire confiance à l’Amérique de Trump et on ne sait pas ce qui va se passer ensuite aux États-Unis ; il faut donc se concentrer sur l’Europe. Et la Russie est en Europe, il n’est pas possible de la déplacer ; Poutine en est le président, le leader élu à plusieurs reprises. Poutine est ce qu’il est, mais en tenant compte de ce qui précède, on doit essayer de construire un dialogue. Et ne pas pousser la Russie hors d’Europe parce pourrait alors se constituer un bloc Russie-Chine, ce qui serait une menace existentielle pour notre continent.

« Nous devons mettre en place la bonne politique, instaurer la sécurité et la confiance dans nos relations avec nos voisins. Je me souviens de l’histoire de la Pologne avec la Russie, par exemple. Je me souviens de toutes les tragédies, mais nous devons tout repenser. La France n’est ni pro-russe ni anti-russe, elle est pro-européenne. C’est seulement dans cette perspective que nous pouvons discuter efficacement avec la Russie.

Nous lui avons demandé comment il imaginait s’entendre avec Poutine, si c’était même possible ? Certains ont déjà essayé et cela s’est mal terminé. Je pense qu’avec toute son intelligence, E. Macron peut tout de même avoir un petit manque d’intuition. Ce qui est aussi son problème sur le plan intérieur, par exemple, quand il n’a pas senti la dynamique des protestations des Gilets jaunes et que son pouvoir a connu une période de flottement. Ce n’est qu’après un long silence qu’il a eu l’idée des débats nationaux, qui se sont révélés être un succès personnel, et que personne d’autre n’aurait pu faire. Il a tenu l’un après l’autre de longs débats de six ou sept heures, a répondu aux questions de milliers de personnes, se rappelant qui les avait posées, ce qu’il faisait, etc. Il a répondu avec précision, montrant qu’il maitrisait l’immense diversité des sujets, et ce n’étaient pas des réponses de Bisounours, à savoir ne rien dire ou mentir. Je l’ai regardé à la télévision, c’était fascinant.

La préparation de fond est une grande force d’E. Macron. Cependant, je ne sais pas si elle s’accompagne d’une intelligence émotionnelle, d’une perception de la situation.

Sa vision de la politique étrangère européenne, ce rapprochement avec la Russie, sonnait comme un mélange d’idéalisme et de cynisme.

Toute cette rencontre a montré que E. Macron est un idéaliste qui a une vision d’une Europe commune basée sur les principes de droit, de liberté, de justice et d’égalité, mais que d’un autre côté, il est conscient des dangers et sait qu’il doit faire avec les partenaires qu’il a. C’est un animal politique. Il est probablement convaincu qu’il comprend mieux, qu’il est meilleur que les autres politiciens. C’est probablement vrai, mais cela ne le fait pas nécessairement gagner. Cela fait longtemps que l’Europe n’a pas eu un tel politicien. J’espère qu’il aura du succès. Et qu’il ne s’éloignera pas de la réalité.

Comment a-t-il finalement réagi aux commentaires ? Que peut faire la France pour la démocratie en Pologne ?

En multipliant les questions, en approfondissant le sujet, il a recueilli des informations. Mais, à mon sens, si le lobbying pour la démocratie en Pologne était plus intense, il en sortirait probablement quelque chose. Après ces deux heures, mais je ne le connais pour en être certaine, je pense qu’il y aura une action de la France. Il est certainement aussi en contact avec la Commission.

Parce que ses déclarations antérieures, ses propos acerbes sur la Pologne, qui traite l’UE « comme un menu à la carte » et comme un frein à la transformation écologique…

Je pense qu’il va jouer sur les deux tableaux. Beaucoup dépend de ce que feront les politiciens de Droit et Justice. Par rapport à sa sophistication, ils sont plutôt grossiers, ils utilisent une force qui ne dépasse pas les frontières de la Pologne ou peut-être même le sud-est de la Pologne. Ils continueront à faire des gaffes et des erreurs. Il n’a pas été nécessaire de convaincre E. Macron le système du pouvoir repose sur une seule personne en Pologne, et que les gens qu’il a rencontrés n’étaient que des figurants. Et que la psychologie de Kaczyński est déterminante. Il n’est pas exclu qu’il veuille que la Pologne sorte de l’Union, non pas par hasard, comme cela est arrivé à Cameron, mais en toute conscience. Kaczyński est un homme capable de dire « Après moi, le déluge », c’est dangereux et nuisible.

Je comprends que lorsque vous avez demandé ce que la France pouvait faire pour la démocratie polonaise, E. Macron a présenté un contexte plus large de politique européenne et mondiale où l’Europe a un rôle prépondérant ?

Oui.

A-t-il parlé des rencontres avec des hommes politiques de Droit et Justice ? Lors de son discours, il a signalé aux autorités un « malentendu » qui consiste à traiter l’Union comme un simple marché commun alors que l’Europe est avant tout un projet politique. « Il est de notre devoir de défendre les fondements européens exprimés dans les traités ».

Il n’a rien dit du tout sur Morawiecki ou Duda. Honnêtement, il semblait qu’ils ne l’avaient pas impressionné. Peut-être que s’il avait rencontré Kaczynski, cela aurait été différent, mais ces messieurs, je ne sais pas comment le dire, sans vouloir offenser personne…, je pense qu’ils n’avaient rien à offrir. E. Macron avait bien préparé son entretien avec eux pour faire avancer les choses, mais franchement, même si Duda ou Morawiecki se vont aux réunions du triangle de Weimar, qu’est-ce que cela va changer ?

Un détail est resté gravé dans votre mémoire ? Quelque chose qui a contrarié ou ému E. Macron ?

J’ai eu l’impression que lorsque nous parlions des juges défendant la liberté, cela l’émouvait, mais est-ce vraiment le cas ? J’ai eu également l’impression qu’il s’intéressait à l’histoire des coûts sociaux de la transformation économique de l’après 1989. Il était satisfait de la réunion, qui fut cordiale et très spontanée. J’étais assise à côté de lui, je l’ai vu écouter, prendre des notes, poser des questions. Il a conclu que la réunion était formidable, bien meilleure que la dernière qu’il avait eue avec des intellectuels français. Je ne suis pas surprise qu’il l’ait davantage appréciée, car les Français étaient certainement beaucoup plus critiques.


[1] Candidate d’opposition à la présidentielle

Texte traduit par nos soins

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