C’était vrai avant. Il fallait être aveugle pour ne pas le voir mais qui pourrait nier aujourd’hui que les trois grandes puissances dominant ce début de siècle soient  l’Union européenne, les Etats-Unis et la Chine ?

C’est elles qui dominent l’actualité. La question n’est pas de savoir ce qu’il adviendra de la Russie, de la Grande-Bretagne ou même de l’Inde car quelle que soit leur importance et l’ampleur des problèmes auxquels ils sont confrontés, ces pays ne sont pas déterminants. Non, la grande question, la seule, est de savoir si Donald Trump risque ou non de faire plonger l’économie américaine en voulant la faire redémarrer trop vite ; si la Chine peut ou non éviter que le recul de sa croissance ne s’accompagne de troubles socio-politiques et si les 27 Etats membres de l’Union sauront ou non faire preuve, jeudi, d’assez de solidarité pour approfondir leur unité plutôt que de la briser.

C’est sur ces trois fronts, dans ces trois puissances de tête de l’économie mondiale, que se jouent la rapidité d’un rebond ou la longueur d’une dépression, autrement dit la stabilité internationale, la guerre ou la paix, car ce n’est pas à la concorde des nations que mènent l’angoisse sociale, la misère et le ressentiment politique. Le monde est un triangle mais l’enjeu n’est pas de même nature à Pékin, Washington et Bruxelles.

Avec vingt-deux millions d’emplois américains perdus en moins d’un mois pour une population active de 165 millions de personnes, on comprend la panique de Donald Trump. Il n’y a rien d’aberrant à ce qu’il veuille faire redémarrer la production au plus vite mais, lorsqu’il en vient à combattre les mesures de confinement alors que les hôpitaux seraient débordés par un emballement des contaminations, il propose de substituer la peste au choléra.

Sauf à espérer la prochaine découverte d’un remède ou une soudaine disparition de ce virus, sauf miracle, le rêve américain pourrait virer au même cauchemar qu’en 29 mais la présidentielle de novembre offre aux Etats-Unis un exutoire politique à même de canaliser leur crise.

Ce n’est bien sûr pas le cas en Chine. L’épidémie y est sous contrôle. La reprise de la production chinoise est d’ores et déjà en cours mais l’usine du monde ne peut plus exporter autant qu’hier pour la bonne raison que les capacités d’importation de ses clients se sont durablement réduites. Pour la première fois depuis qu’elle a pris le tournant de l’économie de marché, la plus grande des dictatures doit affronter un recul de sa croissance.

Pour la première fois en quelque quarante ans, elle ne pourra pas éviter une progression du chômage alors même que sa stabilité repose sur le compromis historique qu’est la pérennité du monopole politique du parti en échange de la constante progression du niveau de vie. Ce compromis est plus que menacé. S’il finissait par être clairement rompu, la Chine pourrait devoir affronter un choc politique alors même qu’elle n’a pas de forces de médiation pour l’amortir et que l’autorité et la cohésion de ce régime ont déjà été mises à mal par les trop longues semaines de négation de l’épidémie.

Les Etats-Unis sont fragilisés. La Chine l’est bien plus encore mais, des trois grandes puissances, seule l’Union européenne risque aujourd’hui son existence. Rampante depuis l’introduction de la monnaie unique, la coupure entre le Nord et le Sud a été brutalement avivée par l’épidémie. Elle s’est ajoutée à la cassure politique entre les régimes hongrois et polonais et le reste des Etats membres. L’Italie, la plus europhile des nations européennes, est devenue très majoritairement eurosceptique ou europhobe. L’Union est devenue désunion et, si la prochaine réunion des 27 chefs d’Etat et de gouvernement, du Conseil européen, ne se mettait pas d’accord sur un financement commun du plan de relance dont chacun des 27 pays a tant besoin, il n’y aura plus guère de moyens d’éviter un délitement progressif.

La monnaie unique en serait la première victime. La politique commerciale suivrait vite et le nombre des Etats membres se réduirait fortement avant que le marché commun ne se défasse à son tour. Chacun des 27 aurait ainsi à affronter seul la compétition internationale et, entre dumpings fiscal et social, les citoyens européens découvriraient alors que leurs Etats ne sont plus capables, à eux seuls, de défendre le modèle européen de protection sociale auquel le poids de l’Union assurait un rempart.

Les Etats européens ne tarderaient parallèlement pas à redécouvrir les alliances de revers et à chercher appui, les uns contre les autres, à Moscou, Washington ou Pékin. L’Union connaîtrait, en pire, le sort de la Fédération de Yougoslavie qui elle non plus n’avait pas cru possible le retour de l’Histoire et de ses tragédies. Bien ou mal lotis, cigales ou fourmis, tous les Européens y perdraient et, dans la désunion européenne, le monde perdrait, lui, ce bunker de la démocratie, de la protection sociale et de la redistribution par l’impôt qui ne sont nulle part aussi fortes que dans  l’Union d’aujourd’hui, pas plus en Chine qu’aux Etats-Unis.

Le péril et l’enjeu sont tels que le Conseil européen de jeudi devrait donner son feu vert à la garantie collective d’emprunts destinés à financer des investissements communs dans les industries du futur. Il n’est pas du tout impossible que cette crise ne débouche sur un approfondissement de l’Union mais, outre que ce n’est pas encore certain, le danger est que les 27 n’en fassent trop peu trop tard et, comme si souvent, ne sachent pas se hisser à la hauteur du défi.  

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