Bernard Guetta, aujourd’hui député européen du groupe Renew, a couvert pour Le Monde les événements de Solidarność d’août 1980 à 1983. Correspondant du Monde en Pologne, il assiste à la naissance de ce grand mouvement le 31 août 1980 et fut un témoin privilégié de ses évolutions.

Solidarność fête aujourd’hui ses 40 ans, Bernard Guetta nous livre son analyse sur ce tournant historique.

Cet entretien a été réalisé par Arthur Kenigsberg.

Il n’est pas possible de commencer cet entretien sans évoquer les événements actuels au Bélarus. Voyez-vous dans cette révolution des similitudes avec Solidarność ? On a beaucoup fait le rapprochement depuis que les manifestants et l’opposition ont repris la célèbre chanson Mury.

La chanson… Oui, bien sûr, c’est important, mais je suis beaucoup plus frappé par la rapidité avec laquelle la situation politique a changé au Bélarus. C’est exactement ce qu’il s’est passé quand, à Gdańsk, les ouvriers du chantier Lénine ont relancé les grèves de juillet et qu’en moins d’une semaine la Pologne était en grève générale, une grande usine après l’autre¸ une ville après l’autre. Ce qu’il s’est passé au Bélarus m’a rappelé ce moment polonais parce que d’une heure à l’autre tout a changé. 

Pour rester dans la comparaison avec Solidarność, faut-il s’attendre également à une Table Ronde au Bélarus ? 

S’y attendre, je ne sais pas, mais c’est certainement ce qu’il faut souhaiter. Si M. Loukachenko a une once de lucidité c’est ce qu’il devrait accepter et même susciter. Est-ce qu’il le fera ? Personne ne peut le savoir car cela dépendra du rapport de force, de ce que lui souffleront les gens du Kremlin et Vladimir Poutine en personne. Cela dépend de tellement de choses que l’on ne peut pas le prédire mais sans recherche d’un compromis politique, on ira vers de nouvelles répressions qui généreront, un jour ou l’autre, un effet boomerang à : une nouvelle révolution qui ne sera pas aussi pacifique et non-violente qu’aujourd’hui. 

Ce qu’il s’est passé au Bélarus m’a rappelé ce moment polonais parce que d’une heure à l’autre tout a changé.

Revenons à Solidarność. En quelle année arrivez-vous en Pologne et quels sont vos premiers ressentis ? Vos perceptions sont-elles différentes de celles qu’on a en France ?

Mon premier contact remonte à 1972, dix-huit ans avant la naissance de Solidarność. J’étais alors stagiaire au Nouvel Observateur et j’avais décidé d’aller interviewer Leopold Trepper qui avait été le chef de l’Orchestre rouge, l’un des deux plus grands réseaux d’espionnage soviétique de la Deuxième Guerre Mondiale. Il avait eu des hommes jusque dans les cercles dirigeants de l’Allemagne nazie. C’était un type incroyable, un héros de petite taille mais de grande carrure et cet homme que Staline avait remercié en le faisant enfermer à la Loubianka était à nouveau dans une situation très paradoxale puisqu’il était le seul Juif que la Pologne communiste avait refusé de laisser partir après avoir pratiquement chassé tous les survivants du génocide nazi, collectivement accusés par la vague antisémite de 1968 de constituer une « cinquième colonne sioniste ». Sa femme et ses enfants étaient partis et il vivait seul, sous surveillance, dans son petit appartement du centre Varsovie. 

Il y avait donc une voiture de police devant chez lui, portes ouvertes car l’été était très chaud, et les deux civils de garde descendaient bière sur bière et dormaient aux trois quarts. Je suis entré dans l’immeuble sans qu’ils ne me remarquent, sans que personne ne me demande quoi que ce soit, et ma première impression du monde communiste, impression d’ailleurs parfaitement juste, avait été que ce système n’était plus ce qu’il avait été sous Staline.

Je passe deux ou trois heures avec Trepper, passionnantes, je les ai longuement racontées dans l’Observateur puis dans plusieurs livres, et deuxième choc pour moi, plein d’enseignements pour le futur d’ailleurs, il me dit, au détour d’une phrase : « J’étais hier au Comité Central »… J’en reste bouche bée, mâchoire décrochée car, pour moi, le Comité central était un lieu de mystère, totalement terrifiant et complètement inaccessible, surtout à un homme en délicatesses avec le pouvoir. Or il en parlait comme d’une quelconque administration, pas une maire évidemment, une haute administration mais, finalement, rien de plus, auprès de laquelle il avait été vainement plaider sa cause et sur laquelle il soupirait en tirant sur sa cigarette russe qu’il fumait encore, comme à la Loubianka. 

Ma première impression du monde communiste, impression d’ailleurs parfaitement juste, avait été que ce système n’était plus ce qu’il avait été sous Staline.

Pour la deuxième fois en un seul après-midi, je me suis alors rendu compte que le bloc soviétique ce n’était déjà plus ce que j’avais lu dans tant de témoignages sur les années 30 et la fin des années 40, que ce n’était plus les films de Hitchcock et les temps des grandes répressions staliniennes, que c’était… autre chose que j’allais plus tard si bien connaître, ce mélange d’arbitraire policier et d’anarchie, de constante répression et de trous béants dans les filets du totalitarisme. 

En sortant de chez Trepper, je n’ai même pas remarqué que je n’avais toujours pas été repéré mais, regardant les gens dans la rue, j’ai eu ma troisième surprise du jour car, tenez-vous bien, ils étaient… normaux, pauvrement habillés, oui, et mal chaussés, mais affairés, entre courses, enfants et disputes conjugales, rien de prisonniers du Goulag accablés par le désespoir et la faim. Ils ne respiraient vraiment ni le bonheur ni l’aisance. Leur vie était visiblement dure mais ce n’était pas du tout l’idée que je me faisais alors de la vie de l’autre côté du rideau de fer.

Je suis ensuite revenu en Pologne après les grèves de Radom et Ursus, après cette amnistie qui avait été la première grande victoire politique du KOR, du Komitet Obrony Robotnikow, le Comité de défense des ouvriers. C’est là que j’ai réalisé la force prise par l’opposition polonaise, son rayonnement, ses ramifications, ses soutiens dans les milieux artistiques, intellectuels et ouvriers. Chez Jacek Kuroń, j’ai interviewé un ouvrier du KOR, toujours pour l’Observateur que je n’avais pas déjà quitté pour Le Monde, et quand je suis rentré au journal mes collègues et ma hiérarchie avaient du mal à me croire : « Quoi !!? Il y a des ouvrier dans la dissidence, des ouvriers d’usine, des cols bleus ? ».

Je suis revenu une troisième fois en Pologne après l’élection de Jean-Paul II et là… Savez-vous ce qu’est un pays entier en état d’ivresse, ivre de bonheur ? Eh bien, c’était la Pologne de ces jours-là, un pays en mouvement, le pays réel qui s’était réveillé sous les yeux effarés du pays légal et qui s’affirmait dans la tranquillité de sa force et la certitude que l’Histoire était en marche même si personne ne se doutait encore le mur allait tomber, dans une toute petite décennie.

Alors quand je reviens en août 1980 à Gdańsk, le lendemain de la relance de la grève au chantier naval, aux premières heures de ce qui allait devenir Solidarité, je suis surpris par l’ampleur du mouvement, cela oui, mais pas du tout par la détermination que je voyais dans les regards, l’évidence du rejet du régime et l’absolu désarroi du pouvoir.

J’avais déjà vu la faiblesse de la surveillance du domicile de Trepper, cette force de l’opposition après Radom et Ursus, j’avais déjà vu l’ivresse de la population au moment de l’élection de Jean-Paul II, et c’est tout cela additionné que je retrouvais au chantier naval. 

Comment expliquez-vous les contestations qui mènent à la formation de Solidarność ? Est-ce le fruit d’une évolution sociale lente mais progressive, ou plutôt le fruit d’un mouvement spontané et surprenant pour le pouvoir et les citoyens ?

La grève d’août, les Accord de Gdansk et la légalisation d’un syndicat libre, le premier qu’ait connu le monde communiste, ont constitué   l’avant-dernière étape, avant 1989 et l’avènement de la démocratie, d’un mouvement qui remontait à 1956.  En Octobre, octobre 1956, a lieu cette première rupture entre le pays réel et le pays légal. La Pologne – c’est horrible à dire mais c’est ainsi – profite alors du fait que l’URSS ne peut pas envahir à la fois Budapest et Varsovie. En Hongrie, les chars écrasent l’insurrection mais, en Pologne, l’URSS s’appuie sur M. Gomulka que le parti vient de placer à sa tête pour trouver une forme de stabilisation politique fondée sur de bien relatives mais véritables concessions. 

Pour les Polonais, Octobre a été une victoire, un premier moment de rupture dont il est sorti des choses aussi fondamentales pour la suite que la presse et les clubs d’intellectuels catholiques et une certaine tolérance aussi, qui n’a pas duré très longtemps mais qui a marqué les esprits, pour les mouvements de contestation intellectuelle à l’intérieur du parti.

Beaucoup des premiers cadres de l’opposition sont sortis de ces deux matrices de 56, l’intelligentsia catholique et les réformateurs communistes. Puis il y eut les manifestations étudiantes de 1968 et leur répression dont est sortie, Michnik en tête, une deuxième vague des cadres de l’opposition. Moins de deux ans plus tard, c’était les grèves de la Baltique et le bain de sang dans lequel les a noyées le général Jaruzelski. C’est dans ces grèves que se sont formés Wałęsa et tant d’autres. Elles ont été le prélude à celles de Radom et Ursus et là, le KOR et l’opposition étaient déjà assez forts pour imposer au pouvoir une amnistie que tout le pays espérait.

On en était là, à ce rapport de forces qui avait fait de la Pologne communiste un pays en réalité pluraliste, quand a eu lieu la première visite de Jean-Paul II et que les Polonais, marchant derrière leur pape, ont instinctivement découvert ce qui allait devenir la grande force de Solidarité – l’absolu mépris que le pays réel manifestait envers un pays légal, le pouvoir, qui n’était pas même jugé digne de sifflets ou de quolibets mais purement et simplement ignoré. Sur les pas de Jean-Paul II comme pendant Solidarité, la Pologne communiste n’existait plus et c’était d’ailleurs largement vrai.

Sur les pas de Jean-Paul II comme pendant Solidarité, la Pologne communiste n’existait plus et c’était d’ailleurs largement vrai.

En août 1980, le pouvoir a donc été obligé de céder sur tout : la libération des prisonniers politiques, la création du syndicat, sur toutes les revendications formulées par les grévistes sauf sur  les augmentations de salaire auxquelles ils avaient volontairement renoncé à l’appel de Walesa. Ce fut l’ébranlement que l’on sait, fruit d’un quart de siècle de luttes permanentes et annonciateur de la fin du communisme, neuf ans plus tard.

Vous évoquez une Pologne unie dans Solidarność. Comment les plusieurs sensibilités politiques polonaises cohabitaient-elles dans ce syndicat ? Des tensions se sentaient-elles ?

En quelques semaines, Solidarność était devenu un syndicat de dix millions de membres. Il y avait donc toute la Pologne dans Solidarność !  Il y avait des gens très à gauche et des gens très à droite, des démocrates-chrétiens qui s’ignoraient encore mais qui ressemblaient en tous points aux démocrates-chrétiens allemands ou italiens. Il y avait des socialistes, des sociaux-démocrates et, bien évidemment, des nationalistes.  On le sentait par moments mais ça n’avait pas grande importance parce que tout le monde était uni autour d’une idée extraordinairement simple : arracher le plus possible de liberté ! Face à l’adversaire commun, face au communisme, l’extrême droite, l’extrême gauche, les sociaux-démocrates, les démocrates-chrétiens et les nationalistes formaient un front commun et il a fallu attendre la fin du régime communiste et la démocratie pour que ces courants politiques se séparent et oublient leur solidarité d’antan. 

Je peux comprendre que cela surprenne mais, après tout, la Résistance française, pendant la guerre, allait des communistes à l’Action française en passant par les socialistes, les cathos de gauche, la droite catholique et les trotskistes, et là en Pologne c’était un peu la même chose.  Je dirais même que les différents courants coexistaient naturellement comme ils ont coexisté dans la Pologne parce que Solidarność c’était la Pologne ! Donc il était tout à fait naturel que les différents courants qui existaient en Pologne coexistassent dans Solidarność. 

La rupture se fait après 1989, progressivement, et désormais elle est extrêmement dure, politiquement violente parce qu’il y a deux grands courants politiques qui s’affrontent, comme il y a deux grands camps politiques dans tous les pays européens, comme aux États-Unis aussi avec l’affrontement entre les Démocrates et les Républicains ou, plus précisément, entre M. Trump et les Démocrates. Et puis… Vous savez bien ce qu’on disait en France après Napoléon III : « Comme la République était belle sous l’Empire ! ».

Face à l’adversaire commun, face au communisme, l’extrême droite, l’extrême gauche, les sociaux-démocrates, les démocrates-chrétiens et les nationalistes formaient un front commun et il a fallu attendre la fin du régime communiste et la démocratie pour que ces courants politiques se séparent et oublient leur solidarité d’antan. 

En juin 1989, Solidarność remporte un succès électoral majeur qui conduire très rapidement à la chute du communisme en Pologne. Etait-ce un objectif envisageable 9 ans plus tôt lors de sa création ?

C’était l’espoir de chacun. Je vous le disais, mais cet espoir n’était pas publiquement formulé. Ce qui était extraordinaire dans ces années de Solidarność c’est que tout le monde mentait en Pologne !  Les autorités disaient que Solidarnosc était une organisation légale et que l’objectif était d’arriver à une entente nationale, à négocier des compromis économiques et sociaux avec le premier syndicat du pays. C’est ce que disaient les autorités communistes mais elles n’attendaient évidemment, à chaque instant, à chaque minute, que l’occasion de briser ce syndicat.  En face, les leaders de Solidarność disaient qu’ils ne visaient absolument pas à un renverser le régime mais voulaient qu’il respecte la Constitution, les lois et les accords internationaux signés par la Pologne. Ils ne disaient pas du tout souhaiter la fin du communisme dont plus personne, pourtant, ne voulait.  Tout le monde mentait ainsi et tout le monde mentait au nom d’impératifs politiques parfaitement fondés et sages car personne ne voulait d’une guerre civile et moins encore d’une invasion soviétique.  

La dimension comique de ce drame politique est que tout le monde savait que tout le monde montait mais voilà ! C’était la règle, une bonne règle, et le pouvoir a attendu 18 mois avant de promulguer l’état de guerre, quand la base syndicale ne cachait plus guère son désir de sortir du communisme et que la pression soviétique est devenue trop forte. 

Ce fut terrible, la fin d’une parenthèse enchantée, d’un moment de totale exception comme il y en eut peu dans l’Histoire, une sorte de rêve anarchiste où le pays s’autogérait face à un pouvoir devenu inexistant. La nuit du coup d’Etat, tous mes amis ont été arrêtés sous mes yeux. J’ai tenté de cacher Geremek que j’avais réveillé pour lui apprendre la nouvelle. Il m’a tout fait répéter, tout ce que j’avais vu. Il était blanc, lèvres pincées, d’un calme absolu et m’a dit avec une totale conviction : « Ils ne réussiront pas ».

Ce qui était extraordinaire dans ces années de Solidarność c’est que tout le monde mentait en Pologne !

Ils ont en effet échoué, ces putschistes, et tout le communisme avec eux, mais il fallait être Geremek pour en être aussi certain cette nuit-là. Il fallait être Geremek ou simplement bon observateur car il est vite apparu, en quelques heures, que ce n’était pas le retour du communiste, comme la normalisation tchécoslovaque.

La Pologne de l’état de guerre c’était tout simplement une dictature militaire. Ce n’était pas le rétablissement des pleins pouvoirs du Parti communiste parce que ce Parti n’existait plus guère. Un nombre considérable de ses membres était passé du côté de Solidarność, un certain nombre était même passé à des formes d’opposition politique, y compris des cadres haut placés. Avec la proclamation de l’état de guerre ce n’est pas ce Parti défunt qui reprend la main mais les services du renseignement militaire dirigés par le général Kiszczak, putschiste aux gants blancs. 

Quelle a été votre expérience personnelle au sein de Solidarność ? Y’avait-il beaucoup d’étrangers qui gravitaient autour de ce mouvement ? 

Non, il n’y avait pas d’étrangers autour de ce mouvement mais j’y ai eu, pour ma part, une place extrêmement singulière parce que je connaissais pratiquement toutes les grandes figures de l’opposition polonaise avant la grève, que j’avais mis en place, à l’Observateur, une couverture très suivie des dissidences de tout le bloc, URSS comprise, et que ceux des opposants que je connaissais pas personnellement me connaissaient, eux, de signature, car mes papiers sur les dissidents ces polonaises étaient très régulièrement repris sur les radios occidentales diffusant à l’Est.

Quand j’arrive au chantier naval, j’ai donc des points de chute que m’avaient indiqués Adam Michnik. Je retrouve là-bas des militants du KOR que je connais ou qui me connaissent de nom et je suis de surcroît devenu le correspondant du Monde, c’est-à-dire d’un journal extrêmement connu et respecté dans ces pays pour l’excellence de sa couverture du monde communiste. Les papiers du Monde vont ainsi avoir un rôle décisif dans la popularisation de la naissance et des combats de Solidarnosc non seulement à l’étranger, mais aussi en Pologne, sans doute même encore plus en Pologne parce qu’ils sont repris en boucle par Radio free Europe, Radio France International, Voice of America et la Deutsche Welle. Beaucoup de Polonais vont suivre les développements politiques dans leur pays à travers les papiers du Monde rediffusés par les radios occidentales. Cela va me donner un rôle tout à fait particulier et de jour en jour plus important car tous les dirigeants de Solidarité vont donc veiller à ce que je n’ignore rien.  

Vous êtes-vous senti militant au sein de Solidarność ?  

Militant, non mais investi d’une responsabilité, essentielle et très lourde, oui, bien sûr ! Une responsabilité politique d’abord, car je savais absolument tout ce qu’il se passait et même des choses dont on me disait « ça tu ne peux pas encore en parler mais il faut que tu le saches pour le laisser prévoir ». Geremek et Mazowiecki m’ont régulièrement mis dans la confidence de choses qu’ils étaient seuls à savoir avec Wałęsa. Plusieurs jours avant la signature des Accords de Gdansk, quand bien des gens s’attendaient encore à une invasion soviétique, Le Monde laissait ainsi prévoir la possibilité d’un compromis historique en Pologne et cela s’est passé comme cela jusqu’à mon départ de Pologne, trois ans après. 

Geremek et Mazowiecki m’ont régulièrement mis dans la confidence de choses qu’ils étaient seuls à savoir avec Wałęsa.

En 1983, il fallait que je parte parce que mes relations avec les autorités de l’Etat de guerre devenaient de plus en plus difficiles. Ça allait se terminer par un mauvais coup. Il était plus raisonnable de l’éviter et je craignais aussi que les relations que j’avais aussitôt nouées avec la clandestinité ne puissent mener à des provocations ou des arrestations. Je rencontrais secrètement trop de gens, dans des conditions trop rocambolesques. J’assistais à des réunions secrètes car les gens avaient confiance en moi mais je n’étais pas spécialiste des ruptures de filature et je ne voulais plus jouer à un jeu que je ne maîtrisais qu’à travers la lecture de John Le Carré.  

40 ans plus tard, y a-t-il encore un héritage de Solidarność en Pologne ?

Je me le demande à chaque fois que je reviens en Pologne, au moins une fois par an. Pus le temps passe et plus je me rends compte que le souvenir de Solidarność s’efface. Il s’efface pour des raisons biologiques car les gens qui ont vécu le régime communiste à l’âge adulte et même adolescent meurent de plus en plus. Je m’en rends compte car à chaque fois que j’arrive à Varsovie j’ai un ou deux amis de moins, encore tout récemment mon ami jésuite, l’abbé Opiela, est mort. Geremek et Mazowiecki ne sont plus là, Kuroń n’est plus là et Modzelewski non plus. Ces hommes dont j’ai été si proche et que j’ai tant aimé et admiré disparaissent.

Cette génération disparaît et l’on comprend de moins en moins ce qu’étaient les rapports de forces de l’époque. On comprend de moins en moins ce qu’avait pu être la peur, celle qui est tombée en août 1980, mais qui existait jusque-là et qui déterminait bien des comportements. On comprend de moins en moins que tant de gens aient pu adhérer au Parti Communiste tout simplement parce qu’ils ne voulaient pas végéter au bas de l’échelle professionnelle.

Les Polonais ne comprennent plus ce qu’était la Pologne communiste. Ils ne se la représentent plus mais ce n’est pas étonnant car, voyez-vous, en France, ce n’est qu’à la moitié des années 70 qu’on a commencé à redécouvrir ce qu’avaient réellement été la France de l’Occupation et la France de la Résistance.

C’est normal ! Il y a une période d’oubli et puis les historiens interviennent, des témoignages sont enregistrés avant que les gens ne meurent.

Regardez le succès qu’ont eu en Pologne les Mémoires de Karol Modzelewski. Ce succès m’a beaucoup frappé parce qu’il l’a principalement remporté auprès de lecteurs de 20 ans qui découvraient tout ce qu’il racontait. Pour moi, qui ai préfacé l’édition française des Mémoires de Karol, il n’y avait pas de grandes surprises dans ce livre parce que j’ai connu tout cela et que Karol m’avait raconté le reste mais j’ai bientôt 70 ans, 50 ans de plus qu’un Polonais de 20 ans, et Solidarnosc c’était il y a 40 ans.

Cela m’attriste parce que j’appartiens à cette génération et que je suis blessé que le livre de souvenirs dans lequel j’ai tant raconté Solidarité n’ait pas trouvé un éditeur en Pologne, pas même une réponse. Cela m’attriste parce j’ai appartenu à ce groupe d’hommes qui disparaissent et me manquent tellement mais, si l’on dépasse les sentiments personnels, il n’y a là que normalité. 

Si je transpose dans l’histoire politique de la France, 40 ans après la Libération, c’est 1984. Or qui se souvenait en 1984 de la Libération et de la Résistance ? Personne ! Et bien c’est la même chose en Pologne et si ce n’est pas surprenant, cela m’attriste, je l’avoue. 

Si vous deviez retenir une seule chose de Solidarność ? 

Ce serait l’intelligence collective dont avaient spontanément fait preuve les Polonais. Tous les Polonais savaient très bien jusqu’où il ne fallait pas aller. Ils savaient qu’il fallait aller au-delà de l’imaginable, qu’ils devaient le faire mais sans dépasser une limite qui était de publiquement dire : “Notre but ultime, notre aspiration la plus profonde, est la fin de ce régime.”

Cette manifestation d’intelligence collective était absolument incroyable car si Adam Michnik avait théorisé l’idée de “ révolution autolimitée”, très peu de gens avaient lu ses textes. Il était connu, très admiré, très connu, mais ses articles et ses livres ne l’étaient pas bien sûr pas autant et toute la Pologne a spontanément réinventé et appliqué ce qu’il lui avait recommandé de faire. Oui… Cette intelligence collective de la Pologne de Solidarité est ce que j’ai le plus aimé chez elle. C’était magnifique…

Tous les Polonais savaient très bien jusqu’où il ne fallait pas aller. Ils savaient qu’il fallait aller au-delà de l’imaginable, qu’ils devaient le faire mais sans dépasser une limite qui était de publiquement dire : “Notre but ultime, notre aspiration la plus profonde, est la fin de ce régime.”

L’équipe d’Euro Créative remercie Bernard Guetta pour le temps qu’il nous a accordé lors de cet entretien.

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