Les terrasses sont pleines. Dès la fin d’après-midi, les espaces verts le sont aussi. Soir et matin, les banlieusards créent les mêmes embouteillages que partout. Rien ne différencie Kiev d’une autre capitale d’Europe et pourtant tout y est différent mais quoi ?
C’est en traversant l’une des cours intérieures formées par les pâtés d’immeubles que j’ai finalement compris. Ici, seuls les enfants rient. Murés dans la gravité, voix éteinte par la guerre, les adultes, eux, ne parlent pas. Ils murmurent car même loin du Donbass sur lequel l’armée russe s’est repliée après avoir échoué à prendre Kiev, personne ne peut oublier l’incessant déluge de feu qui écrase là-bas tant de fils, de pères, de frères, d’amants ou de maris.
Quatorze heures de trajet depuis la frontière polonaise, le train qui m’avait amené était rempli de femmes qui rentraient au pays avec leurs enfants parce qu’elles ne pouvaient plus vivre ailleurs alors qu’on assassine leur pays. A Kiev, personne ne presse même le pas lorsque les sirènes annoncent des départs de missiles dont on ne sait pas encore où ils tomberont. L’autre jour, ce fut sur une gare, tuant et blessant des passagers par dizaines mais Kiev serre les dents et murmure car la fatigue, la douleur et la décence lui interdisent de parler à haute voix mais que la certitude de la victoire la fait vivre d’une vie qu’elle veut obstinément, indomptablement, rageusement normale.
Je n’avais en fait qu’une question : « Qu’est-ce qui vous rend si sûrs de votre victoire ? » et, surpris, jeunes et vieux répondent : « Mais nous n’avons pas le choix ! Si nous perdions, ils nous tueraient et nous déporteraient en masse. Il n’y aurait plus d’Ukraine et plus d’Ukrainiens non plus ». Dans les ministères et autour du président, l’explication est plus politique : « Il y a huit ans que nous sommes en guerre, depuis l’annexion de la Crimée, huit ans que nous nous attendions à cette agression et les Russes avaient complètement sous-estimé le niveau de préparation de nos forces. En refusant l’exil et restant à leurs postes, le président et le gouvernement ont parallèlement soudé le pays dans la conviction que notre victoire était possible et maintenant, parce qu’elles se sont aussi convaincues que nous pouvions gagner, les démocraties nous aident et vont continuer à le faire ».
Inutile donc d’essayer d’évoquer les termes des négociations qui viendront bien un jour. La négociation, c’est la victoire, le retrait des Russes et leur retrait de toute l’Ukraine. « Crimée comprise ? – Bien sûr que oui. Quelle question ! La Crimée n’est-elle pas ukrainienne ? ».
En droit, oui, elle l’est mais elle est devenue russe par annexion et sa reconquête n’aurait rien d’évident, sauf coup de théâtre à Moscou, chute de Poutine, complet changement de donne…Vous y croyez ? Non, les Ukrainiens n’y croient pas, n’y pensent même pas, car les Russes ont à leurs yeux basculé dans un autre monde, l’empire du mal, dont il n’y a plus rien à attendre et qu’il ne faut que contenir.
Ce n’est pas seulement que Poutine ait commis la plus invraisemblable des erreurs en croyant entrer à Kiev en trois jours. C’est aussi que cette agression et les exactions de ses armées ont brisé tous les liens entre la Russie et l’autre grand peuple slave et orthodoxe qu’il voulait replacer sous l’autorité du Kremlin. Alors à Kiev, tout ce que l’on peut entendre de la Russie est que les services ukrainiens notent que, dans beaucoup de régions, le mécontentement social atteint un tel degré que les autorités locales en semblent inquiètes.
Et ça ne vous donne pas plus d’espoir que cela ? Non, pas vraiment, car l’Ukraine ne croit pas ou ne croit plus en la possibilité d’un changement de cours à Moscou même si la dégradation de la situation économique faisait descendre les gens dans la rue. C’est en Ukraine et pas en Russie, pensent les Ukrainiens, que la bataille se gagnera et, justement, ils manquent cruellement de chars et de systèmes de défense anti-aérienne, les deux catégories d’armes qu’Américains et Européens trainent à leur livrer.
Ca ne se dit pas mais les Occidentaux ne voudraient pas en arriver à si bien armer l’Ukraine qu’elle puisse se lancer, un jour, dans une reconquête de la Crimée. J’ai souvent essayé de revenir à la charge. N’auriez-vous pas intérêt à sortir du flou sur vos objectifs et à moins souvent rappeler que la Crimée vous appartient ?
Rien à faire. Cette question est toujours restée sans réponse pour la bonne raison qu’elle est prématurée. Pour l’heure, les Ukrainiens sont tout au lancement de la contre-offensive qu’ils préparent depuis le début de l’été. Il s’agit de couper la route d’Odessa aux Russes et de les bloquer dans le Donbass où ils ne progressent pas. De nouvelles troupes sont à l’entraînement. De nouvelles livraisons d’armes sont attendues et ce sont bien évidemment les nouveaux rapports de force que créera cette bataille qui définiront les instructions des négociateurs ukrainiens lorsque s’ouvriront des discussions.
« Quand notre guerre finira-t-elle », m’a demandé un jeune fonctionnaire ? Pas avant le printemps prochain, lui ai-je répondu, et il a haussé les épaules : « Pas avant trois ou cinq ans ».