C’est un débat numérique. Mon ami Jean-Marcel Bouguereau, le journaliste, fait lire, sur Facebook, mon papier de la semaine dernière à notre ami commun, Stéphane Rozès, excellent politologue et sondeur français dont la réaction est immédiate. A mon ironie sur l’efficacité prêtée au régime chinois, sur le flot de critiques déversé sur l’Union européenne et sur la si paradoxale dénonciation par les europhobes du refus allemand des emprunts européens, il répond, droit au fond, par le texte suivant qu’il m’a autorisé à reproduire.      

« Fédéraliste européen, dit-il à Jean-Marcel, Bernard soutient globalement la gouvernance de l’Union qui mène des politiques visant à faire respecter des disciplines économiques uniques, de libre échange et libre concurrence, pour rapprocher les peuples européens au prix de la dilution de leurs Etats-Nations…

« Fort bien.

« Ce fut le premier épisode de ce que sont devenues les institutions européennes depuis notamment la Chute du mur de Berlin sous logique néo-libérale.

« Bernard représente le versant de gauche de ce fédéralisme européen : il faut faire du social, cela viendra, comme immanquablement une unification politique et une Europe puissance.

« Ce vœux fédéraliste s’appuie sur une vulgate marxiste et libérale selon laquelle l’économie ferait les sociétés…

« Las, il n’a pas pu échapper à Bernard que le second épisode de cette belle entreprise fut à la fois un recul économique de l’Europe et les régressions politiques en réaction de la part des peuples les jetant dans les bras de nombre nationalistes pour répondre au besoin premier de toute communauté humaine : la maîtrise de son destin : la souveraineté nationale qui partout l’emporte.

« Arrive l’épisode de la pandémie actuelle qui montre tragiquement l’affaiblissement de nombre de systèmes de santé nationaux lorsque les politiques européennes n’étaient pas en conformité avec l’Imaginaire de leurs peuples et l’absence de solidarité européenne minimale, instinctive, pour faire face au coronavirus.

« Par une pirouette Bernard s’amuse des critiques de toutes parts contre cet état de fait d’une Europe inexistante qui ne devrait être alors que plus fédérale …

« En un mot, les choses vont mal non parce que l’on aurait pris un mauvais chemin, mais parce que l’on n’irait pas assez vite.

« Sur le Titanic, il aurait fallu accélérer la vitesse.

« Bernard n’a pas loupé un épisode. Depuis le début de l’histoire, il a chaussé de mauvaises lunettes…et il n’est visiblement pas prêt d’en changer, quoi qu’il arrive ».

C’est parfaitement courtois. C’est argumenté, mais Stéphane se trompe sur mon approche des questions européennes car, non, je ne soutiens pas du tout les critères de Maastricht et ce Pacte de stabilité qui n’est devenu « de stabilité et de croissance » que par politesse politique ou, plutôt, hypocrisie.

Je ne les soutiens pas car la seule politique commune à des Etats ayant une même monnaie ne peut pas être, ne devrait en tout cas pas être, le strict respect des équilibres budgétaires et le plafonnement des taux d’endettement. Une monnaie unique doit s’accompagner de politiques économiques, sociales et fiscales communes car on en arrive, autrement, à l’aberration du dumping fiscal et social dont souffre aujourd’hui l’Union – à cette scandaleuse concurrence que des Etats membres exercent contre d’autres Etats membres alors même qu’ils bénéficient parallèlement des avantages du marché unique et d’une redistribution fiscale massive organisée par les traités européens et la solidarité qui fonde l’unité des 27.

Ces règles budgétaires sont, de surcroît, d’autant plus aberrantes qu’il n’est simplement pas vrai que les déficits budgétaires et l’endettement des Etats soient toujours à proscrire. Le drame de cette pandémie ne le prouve que trop. Face au coronavirus, absolument personne n’a protesté contre la mise entre parenthèses des règles budgétaires mais alors pourquoi ai-je tant défendu le traité de Maastricht avant de devenir un si constant avocat de l’unité européenne et de m’être maintenant présenté et fait élire au Parlement de l’Union ?

C’est très logiquement que Stéphane se le demandera en me lisant mais il y a trois raisons à cela.

La première est que je n’ai jamais cru que ces règles seraient immuables, « gravées dans le marbre » disait-on, car les traités ne font qu’exprimer un moment des débats et du rapport de force avant de s’oublier ou d’être modifiés par l’évolution des choses, comme on le voit aujourd’hui.

La deuxième est que ceux des Etats dont les comptes étaient les plus équilibrés étaient fondés – et on peut le comprendre – à poser comme condition au lancement de la monnaie unique que chacun des pays de la zone euro réduise ses déficits et ses dettes.

La troisième, enfin, la plus fondamentale et de loin, est que c’est une très nette majorité des Etats membres qui souhaitaient inscrire ces règles dans les Traités car nous étions alors en plein triomphe politique du néolibéralisme, du reagano-thatchérisme pour faire simple, et que cette idéologie était à peu près aussi incontestée que Keynes l’avait été durant l’après-guerre.

Ce n’est ainsi pas l’Union européenne, une Union qui n’est que la somme de ses Etats membres, qui aurait imposé ces règles aux Etats. C’est, bien au contraire, une claire majorité des gouvernements nationaux et démocratiquement élus, une majorité des Etats-nations qui l’avait imposé à l’Union, pour bien trop longtemps mais provisoirement, et en avait si bien fait son credo économique que beaucoup en étaient venus à confondre unité européenne et thatchérisme.

Pas plus que les libéraux et Hayek ne pouvaient défaire le keynésianisme au temps de son apogée, les keynésiens dont je suis ne pouvaient donc avoir raison de cette idéologie qui aura été si longtemps dominante mais s’efface aujourd’hui sous nos yeux. Comme les libéraux et Hayek l’avaient fait face au keynésianisme d’après-guerre, nous pouvions et devions discuter cette pensée devenue largement unique afin de jeter les bases de jours meilleurs mais nous ne pouvions pas espérer la vaincre avant longtemps. L’un dans l’autre, bien obligés, nous devions nous en accommoder et accepter ce qui était la loi de la majorité mais pour autant pas une loi d’airain car, en Europe continentale, la conjonction des gauches et d’une large partie des démocrates-chrétiens a permis de limiter l’impact des Chicago boys. Dans la quasi-totalité des pays de l’Union, la protection sociale et la redistribution par l’impôt ont survécu à l’ère libérale mais, oui, les keynésiens, la gauche, le centre-gauche et la droite sociale, ont dû composer avec l’air du temps, comme les libéraux avaient dû composer durant les Trente Glorieuses avec l’interventionnisme et la progression des avantages sociaux.

« Quoi ! Comment, dira-t-on, vous avez ainsi accepté des règles que vous saviez fausses » ? Eh bien oui, je l’ai fait, non pas en cachant ce que je pensais, en le disant au contraire, mais parce que je savais que les réalités finissent toujours par avoir raison des règles et parce qu’il y avait surtout, un impératif commandant de le faire.

C’est à Moscou, voyant le Bloc soviétique s’effondrer et l’ordre d’après-guerre  avec lui, que je suis devenu militant de l’unité européenne. Je m’étais dit à l’époque que le monde aurait besoin d’une Europe forte à laquelle s’arrimer. Je ne croyais pas avoir autant raison. Je n’imaginais pas, en 1989, l’état de chaos auquel nous en arriverions mais je pressentais une anarchie internationale et une restauration de l’argent-roi auxquelles il fallait opposer le modèle européen – compromis social, prééminence du droit et permanent compromis politique – sur lequel s’affirmait l’unité de nos pays.

Le fait est que je n’ai pas changé d’avis, pas d’un iota. MM. Trump et Modi, Bolsonaro, Salvini, Orban, Xi et Poutine, l’AfD et le Rassemblement national aussi, cimentent au contraire ma conviction qu’il faut nous unir, nous les Européens, dans le respect de nos valeurs politiques et de notre protection sociale et à quoi assiste-t-on aujourd’hui ?

Je suis désolé d’avoir à te le dire, Stéphane, mais suis heureux de pouvoir le constater, ce n’est pas à l’éclatement de l’Union que nous assistons. Cent milliards d’euros de garantie communautaire pour les plans nationaux de chômage partiel et l’idée montante et toujours plus forte d’un plan de relance commun, ce n’est pas exactement rien. Si ce n’est pas de la solidarité, je ne sais pas ce que c’est et, au risque de me répéter, aucune de nos banques centrales nationales n’aurait pu aligner les sommes que la BCE a mobilisées pour enrayer la panique des marchés.

La question n’est pas de savoir si tout est parfait dans l’Union.

Tout ne l’est pas et tout ne l’a certainement pas été dans ses premières réactions à cette crise. Je ne cesse d’ailleurs, à Bruxelles, de repenser à ce que m’avait un jour dit un ami jésuite : « Si vous voulez garder la foi, n’allez pas au Vatican ! ». Bien des choses, l’essentiel, restent à faire mais la vraie question est toute simple : « Vaut-il mieux l’union ou la désunion » ?

Pour moi, la réponse est claire. A l’heure où toutes les grandes puissances souhaitent notre désunion car l’affirmation de notre force les inquiète, nous devons défendre notre unité et je crois que déceptions ou pas, déceptions, rages et colères que je partage, la grande majorité de nos concitoyens européens le pense aussi.

Oui, Stéphane, j’ai bien dit « concitoyens européens » et je crois qu’il existe même une nation européenne en devenir, mais non ! Ne t’étouffe pas d’indignation. Comme tu vas me répondre, je te connais, tu n’es pas homme à en rester là, nous aurons largement le temps d’en débattre.

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