Autour de nous, tout sera différent. Pour nous autres Européens, tout va changer sur la scène internationale car à Pékin, Washington et Moscou rien n’est déjà plus pareil tant la pandémie modifie la donne ou précipite des évolutions anciennes.
Aux Etats-Unis, le « pivot » ne date pas d’aujourd’hui. C’est sous Georges Bush que, fatigués de l’aventure irakienne et n’aspirant déjà plus qu’au repli, les Américains avaient amorcé leur recentrage sur l’Asie en ne s’opposant pas à l’entrée des troupes russes en Géorgie. L’Europe n’était plus leur affaire. Dans la foulée, Barack Obama allait ajouter que le Proche-Orient ne l’était plus non plus puisque la décision la plus marquante de sa présidence aura été son refus d’aller clouer au sol l’aviation de Bachar al-Assad malgré l’emploi d’armes chimiques par le régime syrien. Il y a quelque quinze ans que les Etats-Unis ne veulent plus être le gendarme du monde et, avec une économie à relancer, une dette publique qui ne cesse de s’envoler et de bien difficiles choix politiques et budgétaires à opérer d’ici janvier, le prochain président des Etats-Unis ne va certainement pas redéployer le parapluie américain sur l’Europe.
Que ce soit Joe Biden, à nouveau Trump ou un autre encore, il devra bien au contraire le refermer un peu plus parce qu’il aura des priorités à définir, des économies à faire et peut-être même la tentation de s’entendre avec la Russie dans l’espoir de bloquer son rapprochement avec la Chine. Ce que l’Europe puisse espérer de mieux du prochain hôte de la Maison-Blanche serait ainsi la recherche d’un partage des tâches dans une alliance repensée mais, en tout état de cause, nous aurons plus que jamais à nous poser la question d’une Défense européenne, des investissements communs qu’elle induira et d’une politique commune au Machrek comme au Maghreb. Tant en Algérie, déstabilisée par l’effondrement des cours pétroliers, que dans l’anarchie libyenne ou face au vide que la ruine de l’économie iranienne créera au Proche-Orient, nous aurons, nous les Européens, à prendre nos responsabilité et ne le pourrons qu’ensemble.
Les Etats-Unis vont nous obliger à exister et la Russie pourrait parallèlement nous placer devant une nouvelle alternative. A Moscou il y a largement plus d’un an que l’essoufflement de Vladimir Poutine se reflétait dans les sondages. Ce n’était pas et n’est toujours pas une brutale dégringolade mais le recul de sa popularité était net et régulier parce que le niveau de vie des Russes a été durement affecté par les sanctions occidentales et que l’impasse à laquelle a conduit l’ingérence en Ukraine orientale ne peut pas autant flatter l’orgueil national que l’annexion de la Crimée.
Les Russes s’en inquiètent. Ils se demandent aussi où les conduira l’engagement de leur président en Syrie et, mélange de mécontentement social, d’usure d’un homme au pouvoir depuis deux décennies et d’interrogations sur l’aventurisme du Kremlin, un malaise montait à Moscou lorsque la pandémie est venue le décupler. C’est sine die que Vladimir Poutine a dû repousser le référendum constitutionnel dont il attendait un bain de jouvence politique. Il n’y a plus de visibilité à Moscou, pas plus institutionnelle que présidentielle. Les ambulances y font de longues queues devant des hôpitaux incapables d’accueillir les victimes du Covid 19 car ce régime a laissé se délabrer les équipements collectifs et les hôpitaux au premier chef. La popularité de cette équipe n’en est pas accrue et, parallèlement, les prix auxquels tombe le baril de brut, principale ressource de la Russie, vident les caisses tandis que les difficultés de la théocratie iranienne sont en train de priver Vladimir Poutine du seul allié qu’il ait en Syrie.
A Moscou, tous les feux passent au rouge et c’est ainsi que les Européens pourraient bien avoir vite un choix à faire : chercher à conclure un accord de sécurité et de coopération avec la Russie ou bien laisser son président, première option, sceller une alliance avec la Chine ; deuxième option, se rapprocher de Washington par-dessus nos têtes ou, troisième option, s’aventurer dans la fuite en avant de nouvelles ingérences extérieures.
Entre Européens, ce débat-là ne sera pas facile car autant Paris, Berlin et toute l’Europe occidentale souhaiteraient arriver à un nouvel accord d’Helsinki avec Moscou, autant cette seule perspective terrifie tous ceux des Etats de l’Union qui sont sortis de l’URSS ou du bloc soviétique.
Et puis il y a la Chine. Le point de vue dominant est de la considérer renforcée par sa victoire contre le virus et le redémarrage de son industrie, très en avance sur celles de l’Europe et des Etats-Unis. Ces faits ne sont pas discutables mais, outre que la Chine n’est pas plus protégée que quiconque d’une deuxième vague épidémique, elle va devoir affronter quatre problèmes d’un coup. Le premier est la perte de prestige du parti communiste et de son chef coupables d’avoir fait jeter en prison ou disparaître les médecins qui avaient voulu lancer l’alerte. Le deuxième est la baisse de ses exportations due au ralentissement des économies de ses principaux clients. Le troisième est l’hostilité du candidat Trump qui cherche un bouc-émissaire à désigner aux électeurs américains. Le quatrième est la volonté des Etats-Unis et de l’Union européenne de relocaliser des productions stratégiques afin d’assurer leur souveraineté.
Cela fait beaucoup. Beaucoup d’éléments d’instabilité sont venus perdurer le pacte chinois en vertu duquel le parti conservait le monopole du pouvoir en échange de l’enrichissement continu de la population. Cela ne signifie nullement que ce régime soit menacé mais il lui faut regagner du terrain et, si ses difficultés s’accroissaient, il ne serait pas inconcevable qu’il veuille flatter le nationalisme chinois en s’affirmant en Mer de Chine méridionale, à Hong Kong ou même à Taïwan.
On ne pourrait alors pas exclure que Washington et Pékin engagent un bras-de-fer, que les exportations chinoises en soient, pour le coup, sévèrement restreintes et que les économies allemande et, par ricochets, européennes aient à en souffrir. Hier pays de l’éternelle ascension, la Chine ne l’est plus depuis cette pandémie. Cela constitue le plus profond et le plus incertain des trois changements en cours.