C’est le deuxième coup porté à la révolution conservatrice et, sans doute, lui sera-t-il fatal. Avec autant de force que la pandémie avait mis en question le credo économique des quatre décennies ouvertes par Margaret Thatcher, l’indignation internationale suscitée par le meurtre de George Floyd vient défaire l’alliance politique sur laquelle ces quarante dernières années s’étaient fondées.

Peut-être aura-t-on à le regretter un jour mais c’est bel et bien à un changement  d’ère qu’on assiste car la Dame de fer n’avait pas fait qu’enterrer Keynes et remettre Adam Smith à l’honneur. Suivie par celle de Ronald Reagan, sa première élection avait aussi annoncé un retour de bâton contre les années 60, contre l’émancipation des femmes, l’affirmation du mouvement de libération homosexuelle et la force avec laquelle les Noirs américains revendiquaient soudain leurs droits civiques et une véritable égalité avec la majorité blanche.

Ces aspirations sociales des anciens esclaves avaient apeuré les plus modestes des Blancs qui avaient alors craint qu’il n’y ait plus personne au-dessous d’eux dans l’échelle sociale. Aussi profonde que l’était l’effroi causé par la révolution sexuelle, cette inquiétude les avait rapprochés de la droite religieuse pour constituer une majorité politique dans laquelle les Démocrates avaient perdu des pans entiers de la classe ouvrière et de la classe moyenne. L’argent avait enfin trouvé là la base politique nécessaire à sa volonté de reprendre la main contre les puissances publiques et les consensus d’après-guerre.

Menacé par la génération du baby-boom, un ordre ancien avait, en un mot, fait front contre la contestation qui partout grondait dans les années 60 et à quoi assiste-t-on aujourd’hui ?

Eh bien quarante ans après que cette révolution conservatrice eut gagné le monde à la faveur de l’effondrement communiste, c’est tout le legs de Ronald Reagan et Margaret Thatcher qui parait s’effacer toujours plus. Il y eut, d’abord, la crise financière de 2008 qui avait ébranlé la confiance dans la main invisible du marché. C’est à cette époque que la dénonciation des inégalités et de l’iniquité fiscale s’était imposée dans le débat politique. Puis il y eut une spectaculaire montée des protestations contre le recul de l’Etat et des services publics dont ont profité les nouvelles extrêmes-droites, de nouvelles extrêmes-gauches et des mouvements, Gilets jaunes ou Cinq Etoiles, à cheval sur les deux extrêmes.

Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, là-même où Ronnie et Maggie avaient triomphé, les plus modestes des Britanniques et Américains « de souche » ont découvert qu’ils avaient beaucoup perdu à l’essor de la révolution conservatrice. Avec le Brexit et l’élection de Donald Trump c’est à la fois l’unité européenne et le libre-échange qu’ils ont rejetés comme des fruits de ce qu’on appelle à tort le « libéralisme » et vint alors le grand tournant européen.

Avant même que la pandémie n’accélère le mouvement, l’Union européenne a commencé à comprendre qu’il lui fallait investir ensemble dans une Défense et des politiques industrielles communes afin de faire face à ses besoins de sécurité et à la  concurrence industrielle des Etats-Unis et de la Chine. C’est l’élection de Donald Trump et les progrès technologiques de la Chine qui avaient fait tomber les grands tabous de l’Union mais c’est le coronavirus qui a achevé de tout changer.

Du jour au lendemain, il fallait emprunter pour faire face aux conséquences de cette catastrophe. Il fallait le faire en commun pour que les différences de taux ne s’envolent pas entre Etats membres et que l’Union ne se défasse pas. Il fallait emprunter pour investir et, enterrant Adam Smith et remettant Keynes à l’honneur, faisant exactement l’inverse de ce qui s’était fait il y a quarante ans, l’Union prend tous les traits d’une union politique.

Les conservateurs britanniques ne voient parallèlement plus d’autre salut que dans le lancement de grands travaux, par l’Etat bien sûr. La droite britannique reprend les annonces électorales de Donald Trump qui lui aussi s’était fait élire en promettant d’investir dans la modernisation des infrastructures. Reagan et Thatcher sont désavoués par une nécessité qui fait loi et que se passe-t-il au même moment ?

Il se passe que, dans une indignation internationale rappelant tellement celle des années 60, la persistance de la discrimination raciale aux Etats-Unis fait descendre dans les rues une nouvelle génération politique qui était déjà en train d’acter l’égalité des sexes et de se former dans la bataille contre les inégalités et le besoin d’Etat, d’un Etat arbitre, redistributeur et garant de l’avenir.

Tout se passe comme si 2020 venait effacer 1980 mais toute la question est de savoir au profit de quoi.

Tout laisse penser que ce sera au profit de nouveaux centres, multilatéralistes, keynésiens, européens, écologistes et, naturellement, démocrates. Ce serait logique et les signes d’essoufflement de MM. Trump, Poutine, Salvini, Kaczynski ou même Orban le laissent espérer mais on ne peut pas exclure une autre hypothèse.

Dans le sillage du naufrage de la révolution conservatrice, les nationaux-conservateurs, non plus thatchériens et libre-échangistes mais nationalistes, protectionnistes et xénophobes, peuvent encore rafler la mise et enflammer les rivalités internationales. Tout dépendra de la clairvoyance des centres, de la maturité politique dont les Verts feront ou non preuve et des trois personnalités clés que sont, dans ce moment décisif, Joe Biden, Angela Merkel et Emmanuel Macron.

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