C’est encore plus complexe qu’on ne pouvait le craindre. Maintenant qu’on sait, parce qu’il l’a dit lui-même, que la pression que Vladimir Poutine exerce aux frontières ukrainiennes a pour but d’obtenir des Etats-Unis l’assurance que l’Ukraine n’entrera jamais dans l’Alliance atlantique, on voit encore plus mal comment cette crise pourrait faire l’économie d’une guerre.
Le constat est consternant car tout le monde y perdrait. La Russie y perdrait non seulement des hommes et le coût d’un conflit mais également les rentrées financières qu’elle attend du gazoduc Nord Stream 2 dont la mise en service serait remise aux calendes grecques par une offensive russe contre l’Ukraine. Vladimir Poutine y perdrait car, quelle que soit sa forme, cette offensive ne serait guère applaudie par les Russes dont le niveau de vie décroît régulièrement et qui ne souhaitent certainement pas ajouter les morts d’une guerre à celles de la Covid-19 et avoir, surtout, à souffrir des nouvelles sanctions que prendraient l’Union européenne et les Etats-Unis.
L’économie de l’Allemagne et de bien d’autres pays de l’Union y perdraient car il serait difficile, non pas impossible mais coûteux et compliqué, de trouver des substituts au gaz russe. L’Ukraine y perdrait car elle n’est ni suffisamment riche ni suffisamment stable pour pouvoir faire face à l’armée russe sans dangers ni dommages. Les Etats-Unis et leur président, enfin, y perdraient car ils se passeraient évidemment d’avoir à ouvrir un front russe alors que tous leurs moyens diplomatiques et militaires sont mobilisés par la compétition avec la Chine et les pressions militaires croissantes qu’elle exerce sur Taïwan.
S’il devait éclater, ce conflit atteindrait les plus hauts degrés de la stupidité stratégique. Il les dépasserait même puisque la France et l’Allemagne sont opposées à une entrée de l’Ukraine dans l’Otan et ont tous les moyens de la bloquer mais le fait est qu’une guerre n’a plus rien d’improbable car le président russe a publiquement conditionné la fin de la mobilisation russe aux frontières de l’Ukraine à un engagement que Joe Biden ne peut pas prendre.
Président des Etats-Unis, Joe Biden ne peut pas faire comme s’il était seul à décider qui peut ou ne peut pas rejoindre l’Alliance atlantique et pourrait encore moins renoncer à une candidature ukrainienne à la place de l’Ukraine.
S’il s’avisait de le faire, tout le Parti républicain et une très large part des Démocrates lui reprocheraient de mettre genou à terre devant ce chantage du président russe. Non seulement il se démonétiserait lui-même à un an des élections de mi-mandat mais il humilierait les Etats-Unis dont la crédibilité en serait sévèrement amoindrie en Europe et, plus grave encore, en Asie.
Ce que Vladimir Poutine exige de lui, Joe Biden ne peut pas le lui donner et ne le lui donnera pas.
Le président russe s’est ainsi mis dans la situation de devoir reculer après avoir placé la barre trop haut ou d’engager une guerre dont il se sortirait mal puisqu’il ne la gagnerait pas en deux heures contre une armée ukrainienne aujourd’hui aguerrie ; que les territoires qu’il finirait par s’adjuger creuseraient gravement ses déficits budgétaires ; qu’il souderait contre lui l’Union européenne et que le bilan de cette opération serait largement négatif sur sa scène intérieure.
On dira, dans un souci de politesse, que Vladimir Poutine ne s’est pas montré là d’une grande habileté. Il s’est conduit en fait comme un petit débutant en relations internationales ou comme un homme tellement en fin de course qu’il ne sait plus ce qu’il fait.
Il a en tout cas mis la stabilité européenne en danger et le seul moyen d’éviter que cette crise ne dérape trop serait de lui demander à lui quelles garanties de non-ingérence il pourrait donner à l’Ukraine après avoir annexé la Crimée et occupé le Donbass. L’urgence est autrement dit de tenter d’ouvrir une négociation globale sur les conditions du respect des frontières européennes.