Cette tribune a été publiée simultanément dans plusieurs journaux européens le 8 décembre 2021. En France, dans Libération.

Chers voisins européens,

Chers citoyens de la Fédération de Russie,

Chers Amis,

Rêvons, oui rêvons ensemble.

Trente ans après l’éclatement de l’Union soviétique, trente-deux ans après les révolutions d’Europe centrale, à l’heure aussi où vos libertés ne cessent hélas plus de régresser, rêvons du jour où votre Fédération et notre Union, trouveront les voies d’une entente et d’une coopération si nécessaires à l’Europe et au monde.

Rêvons du jour où il n’y aura plus place entre nous pour la défiance et la peur, où plus aucun mur ne pourra venir remplacer celui de la Guerre froide, où plus aucun des pays sortis de l’orbite soviétique n’aura à craindre une nostalgie impériale de la Russie, où plus aucun Russe ne pourra croire que la force d’attraction de l’Union européenne menacerait votre pays en rapprochant l’Alliance atlantique de vos frontières.

Rêvons du jour où la fin de l’affrontement Est-Ouest ne sera plus vu par quiconque comme une victoire ou une défaite mais comme la possibilité de temps nouveaux, le début d’une nouvelle ère de démocratie et de prospérité continentales, aussi prometteuse pour nous tous que celle qu’avaient constitué, pour nous, les premiers pas de l’Union.

Rêvons du jour où nous pourrons additionner nos richesses intellectuelles, naturelles et scientifiques pour affirmer l’Europe, sa culture et sa civilisation, contribuer au développement et à la démocratie de tout notre continent et, par là-même, des autres rives de la Méditerranée afin de constituer un jour cet ensemble, Europe, Afrique et Proche-Orient, que Rome avait esquissé et dont aucune vicissitude de l’Histoire n’avait jamais effacé l’ébauche.

Oui rêvons du moment où les ponts enjamberont les murs oubliés, rêvons-en car il n’y a rien là d’impossible.

De Saint-Pétersbourg à Lisbonne, de Paris et Moscou à Vilnius, Berlin ou Varsovie, nos classes moyennes et nos jeunesses partagent les mêmes modes de vie, les mêmes goûts et la même soif de liberté. Toutes générations et tous milieux confondus, ce n’est pas vers l’Asie que se tournent vos regards mais vers cette partie de notre continent commun que l’Union a tant enrichi en l’unissant.

Européens, nous le sommes tous car, pour le meilleur ou pour le pire, de la conversion de Vladimir à l’invention des camps et de la terreur de masse si scrupuleusement documentés par Mémorial, de l’abomination que fut le Pacte Molotov Ribbentrop au premier coup d’arrêt donné au nazisme par l’héroïque bataille de Stalingrad, la Russie a toujours compté parmi les plus décisives des puissances européennes.

Européens, nous le sommes de Brest à Vladivostok car Tolstoï et Dostoïevski, Tchékhov ou Boulgakov appartiennent à notre patrimoine commun, à ce panthéon de la littérature mondiale où ils trônent parmi Shakespeare, Hugo, Dante, Kafka ou Cervantès.

Européens, nous le sommes tous car vous et nous puisons notre culture commune dans la philosophie grecque, le droit romain, l’Ancien et le Nouveau Testament, les Lumières et la démocratie d’Athènes et de Rome réinventée par les révolutions britannique et française.

Européenne, votre Histoire l’est totalement puisque les plus éclairés de vos tsars s’étaient tournés vers la France, l’Allemagne et l’Italie lorsqu’ils avaient voulu ouvrir la Russie au monde, que 1905, Février 17 le grand réveil que fut la pérestroïka puisaient dans les idéaux de 1789 et de 1848 et que votre Empire s’est défait au même siècle, le XX°, que les empires ottoman, autrichien, français, britannique, néerlandais et portugais.

Comme toutes les autres anciennes puissances impériales, vous vous êtes alors divisés entre ceux qui applaudissaient l’indépendance recouvrée par tant de peuples et ceux qui voyaient là un recul historique dont ils souffraient trop pour l’admettre.

Cette déchirure aussi nous fut commune. Chez vous comme chez nous, elle a pesé sur nos échiquiers et nos vies politiques. Elle continue chez vous de le faire car, en Russie, ce bouleversement n’a que trente ans, mais vous êtes toujours moins nombreux et si rares au-dessous de quarante ans à penser que l’Ukraine ou la Géorgie seraient à reconquérir.

Vous en venez à voir, comme nous, qu’à tenter de priver les autres de liberté, on finit par s’en priver soi-même et qu’une communauté de cultures, un héritage commun et la pérennité d’échanges économiques fondés sur des complémentarités historiques et non plus contraintes sont infiniment préférables à l’injustice et la fragilité des empires. 

L’Inde et la Grande-Bretagne ne sont plus en conflit, pas plus que l’Autriche et la Hongrie. La France ne l’est pas plus avec le Maghreb ou l’Indochine et la Turquie était mieux inspirée par l’ambition d’un Commonwealth industriel que par ses incursions militaires dans des eaux et sur des côtes qu’elle ne parviendra plus à dominer.

L’état de nos relations présentes nous attriste, bien sûr. Entre nous les tensions sont nombreuses et profondes mais un jour proche, très bientôt, vos nouvelles générations trouveront la voie de l’harmonie avec vos anciennes possessions devenues indépendantes. Ce jour-là viendra, nous en sommes certains, et c’est avec vous, avec cette nouvelle Russie sûre d’elle-même et démocratique – sereine et libre car en paix avec ses plus proches voisins – que nous bâtirons un continent d’échanges, de libertés et de stabilité.

Nous vous le disons car l’on sent la liberté frémir dans vos cœurs, car vous reprendrez votre marche interrompue vers la démocratie, car ce jour-là verra naître une nouvelle Europe, libre, forte et exemplaire, une Europe que nous serons fiers de laisser à nos enfants car elle est notre aspiration commune et notre commun destin auquel, ensemble, nous donnerons corps pour notre bien à tous.

C’est ce message d’amitié, de certitude et d’ambition commune que nous vous adressons aujourd’hui avec l’espoir qu’il contribue à notre nécessaire rapprochement et le précipite.

Vive l’Europe ! Vive la paix ! Vive la liberté !

Wlodzimierz Cimoszevicz

Bernard Guetta

Andrius Kubilius

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