Poutine est dans les cordes. C’est aussi inquiétant que réjouissant puisqu’il ne reculera devant rien pour tenter de reprendre la main mais il faut d’ores et déjà penser les nouvelles relations que nous pourrions proposer à la Russie post-poutinienne.
Poutine est dans les cordes car c’est une guerre-éclair qu’il lui aurait fallu. Il lui aurait fallu pouvoir entrer dans Kiev quarante-huit heures après ses armées, s’y faire acclamer comme un libérateur et y recevoir les remerciements appuyés du Pétain qu’il aurait sorti de sa poche pour remplacer les « toxicomanes nazis » dont il aurait débarrassé l’Ukraine.
Cet homme aurait alors pu se prévaloir d’un succès, fût-il provisoire, mais s’il apostrophait avec tant de colère les généraux ukrainiens trente-six heures après avoir déclenché sa guerre, s’il les pressait avec tant d’insistance de renverser les autorités en place et de négocier avec lui, c’est que chaque heure passée signait sa défaite.
Au lieu de s’enfuir ou d’être assassiné par des putschistes vendus, le chef de l’Etat, Volodymyr Zelenski, tenait fermement la barre de son pays, volontaire, présent courageux et faisant honte au monde entier de ne soutenir l’Ukraine qu’en mots et à distance. A lui seul, ce Coluche devenu Churchill incarnait la résistance de son pays qui ne s’écroulait pas, ne paniquait pas, mais faisait face et hurlait à ses envahisseurs d’aller « se faire foutre ».
Ce n’était pas une libération. C’était bel et bien l’invasion que c’était et, plus les heures passaient, plus Européens et Américains alourdissaient leurs listes de sanctions pour finalement y inclure, en seulement trois jours, celles dont on disait que jamais les Italiens ni les Allemands ne voudraient. Non seulement les sanctions occidentales s’avéraient effectivement massives mais l’Otan retrouvait une raison d’être et, France en tête, renforçait ses effectifs dans ses Etats-membres les plus proches de la Russie.Poutine avait tablé sur la débandade d’Occidentaux émasculés par leur décadence. Il avait cru à ce que sa propagande lui disait mais, grâce à lui, l’Otan ressuscitait tandis que l’Union européenne serrait les rangs, que l’image du pouvoir russe s’abimait comme jamais et que la décadence apparaissait là où elle se trouve vraiment : au Kremlin.
Alors oui, face à sa défaite politique, M. Poutine avait encore bien des armes. Il avait l’arsenal nucléaire soviétique dont il n’a pas hésité à brandir la menace. Il avait surtout, car on n’en est tout de même pas à l’apocalypse, le renforcement des effectifs engagés dans cette aventure et, ville après ville, la prise progressive du pays dont rien ne pouvait lui interdire de détruire les infrastructures et les défenses.
Militairement parlant, Vladimir Poutine pouvait encore gagner bien sûr, mais chaque obus, chaque balle, chaque immeuble détruit et chaque colonne de chars fonçant sur les routes d’Ukraine brisait un peu plus les liens de ces deux pays si profondément apparentés et plongeait toujours plus les Russes dans l’incompréhension et la honte car cette guerre dont ils ne voient pas la raison n’est pas la leur.
A gagner, M. Poutine ne pouvait que perdre. C’est ce qu’il lui arrive. Il perd politiquement et diplomatiquement. Il perd sur sa scène intérieure comme sur la scène internationale. Il perd surtout dans ce qui était sa grande ambition, celle de reconstruire non pas du tout l’Union soviétique comme trop d’Occidentaux le croient mais la Russie impériale, celle de l’absolutisme et celle du refus de reconnaître à ses peuples toute identité propre et, a fortiori, toute autonomie.
Il faut lire Vladimir Poutine, sa haine des bolcheviks et sa conviction qu’ils avaient défait l’Empire par leur politique des nationalités et la constitution de leur Union de Républiques censées être libres de leur destin et qui avaient fini par le devenir sous Mikhaïl Gorbatchev. Comme beaucoup des nouveaux réactionnaires de tous les continents, ce sont les Lumières que M. Poutine voudrait éteindre et sur le libéralisme politique et la liberté de conscience qu’il voudrait revenir.
C’est ce qu’il voulait entreprendre en Ukraine en constituant, avec le Bélarusse, le noyau slave d’une renaissance russe, première étape de la refondation d’une chrétienté enracinée dans l’alliance du sabre et du goupillon. M. Poutine a une cohérence, mais cette cohérence est interne et tout aussi d’actualité que le rétablissement des monarchies absolues ou des empires coloniaux, du communisme ou de l’inquisition.
Le fait est en tout cas que Vladimir Poutine n’arrive pas à imposer son retour aux jours perdus d’avant-hier car il se heurte aux réalités politiques et culturelles de ce XXI° siècle dans lequel il a négligé d’entrer. Le fait est qu’il s’épuise, qu’une fin de règne s’est ouverte à Moscou et que si longue et violente qu’elle puisse être, nous avons tous, dans l’Union européenne comme dans la Fédération de Russie, à réfléchir à ce que devrait être notre avenir commun.
Il sera démocratique parce que l’aspiration aux libertés nous est commune comme le montre sa force en Ukraine qui a la même histoire que la Russie et comme le prouve l’admirable courage avec lequel tant de Russes protestent contre cette guerre.
Il sera européen parce que les Etats-Unis n’auront alors plus grande raison de rester sur notre continent où seule la guerre de M. Poutine les a fait revenir ; parce que la Russie est culturellement et historiquement européenne ; parce qu’elle doit pouvoir s’appuyer sur les autres pays d’Europe pour échapper à la force d’attraction de la Chine et parce que les deux piliers du continent, l’Union européenne et la Fédération de Russie, ont des économies complémentaires dans leurs atouts comme dans leurs faiblesses.
Les capitaux sont à l’Ouest, les ressources naturelles à l’est. L’espace est à l’Est, le know how est à l’Ouest. L’excellence intellectuelle est tout aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest et ce n’est pas tout.
Uni dans la stabilité et la coopération, notre continent commun pourrait décisivement contribuer à la stabilisation politique et au développement économique des rives méridionale et orientale de la Méditerranée, de ce lac intérieur qu’est la Mare nostrum. Ensemble, nous pourrions imposer le continent européen, ses marches, sa culture et sa puissance d’équilibre, comme un pôle de rayonnement de ce siècle.
Alors, oui, bien sûr, tout cela n’est pour l’heure que rêves et folles utopies mais il se trouve que ces rêves sont partagés par l’Ukraine et les jeunes classes moyennes urbaines de Russie, par la Géorgie, le Bélarus, la Moldavie et une grande part de l’Asie centrale anciennement soviétique. Derrière la guerre et l’abominable drame de l’Ukraine, les choses bougent, aussi improbables mais aussi évidentes que les changements souterrains qui avaient été à l’œuvre dans la Pologne des années 80 puis dans la contagion démocratique qui s’était ensuivie du côté le plus gris et parait-il immuable du mur de Berlin.
Rien ne se fera en jour. Ce sera bien trop long et souvent terrible. Ça l’est déjà mais dans l’échec cde M. Poutine, ce qu’on lit est la reprise de cette grande marche vers la démocratie que la Russie avait entreprise avec sa pérestroïka.