A chaque fois, les interviews déviaient. Elles ne portaient plus sur l’européanité de la Russie. Ce n’était plus qu’aucun Occidental, pas plus américain qu’européen, n’a jamais voulu annexer la moindre parcelle du territoire russe. Ce n’était plus le désir de l’Union européenne de pouvoir un jour assurer avec la Russie la stabilité et la prospérité de notre continent commun, de notre « maison commune », disait Mikhaïl Gorbatchev.

Ce n’était plus même notre communauté d’histoire et de culture que rappelle pourtant cette Adresse au peuple russe que je venais de cosigner avec les présidents de quatre des principaux groupes politiques du Parlement européen. Non, plutôt que sur cette Adresse, la presse russe en exil m’interrogeait sur l’approbation populaire dont semble bénéficier « l’opération spéciale » en Ukraine.

Je sentais ces jeunes journalistes malheureux, perdus, honteux de leur propre nation mais, à quelques jours du second tour de la présidentielle française, je ne peux pas m’empêcher de penser que si ces interviews avaient lieu maintenant, je pourrais leur demander, moi, ce qu’il pensent d’une France où Mme Le Pen pourrait l’emporter dimanche puisque les sondages ne la mettent qu’à quelques points d’Emmanuel Macron.

A mon tour d’avoir honte car une moitié de Français de toutes les catégories sociales et de tous les niveaux d’étude soutiennent désormais l’extrême-droite et communient dans l’hostilité aux musulmans, le rejet des « élites » et le désir d’en revenir, derrière des frontières refermées, à un passé mythifié de certitudes et de grandeur nationales.

J’ai honte car il n’est pas vrai que ces électeurs-là seraient tous des laissés-pour-compte de la mondialisation, des délocalisations industrielles et de la désertification des campagnes abandonnées par les services publics. Bien des petits ou des grands bourgeois des métropoles les plus riches, bien des étudiants des meilleures écoles, bien des gens qui n’ont, eux, aucun malheur à faire payer à qui que ce soit votent aujourd’hui en France pour une extrême-droite nationaliste qui a également ressuscité aux Etats-Unis, en Hongrie, au Brésil, en Pologne, en Russie, en Inde et un peu partout à de moindres degrés.

C’est une résurrection, pas une naissance, car ces extrêmes-droites n’avaient jamais cessé d’exister. Elles avaient été contraintes de se fondre dans les droites et parfois aussi les gauches démocratiques tant le nazisme les avait déshonorées mais elles se sentent aujourd’hui libres d’exprimer leur mépris de la démocratie et leur aspiration à des régimes forts.

Il y a quelques jours encore je répondais à ces journalistes russes que lorsqu’on ne voit pas la possibilité de s’opposer à une injustice on préfère l’ignorer, exactement comme on détourne son regard du mendiant qui vous tend la main. Je leur rappelais qu’à la fin des années cinquante, une écrasante majorité de la population française refusait de croire, alors même que des journaux libres le démontraient jour après jour, que l’armée avait généralisé la torture en Algérie.

Je leur disais qu’il est toujours difficile d’admettre que son pays, ses soldats, ses enfants, puissent être tombés dans le crime et que c’est d’autant plus difficile qu’à l’admettre, on s’oblige à descendre dans la rue affronter les coups de matraque et risquer la prison. Je leur disais encore qu’aux Etats-Unis, le mouvement antiguerre n’était pas né du jour au lendemain mais ce n’est plus cela que je leur dirais aujourd’hui.

Aujourd’hui, je leur dirais que la social-démocratie et la démocratie chrétienne, la gauche et la droite, les deux grandes forces politiques de l’après-guerre, sont intellectuellement épuisées par leurs succès ; qu’elles ne savent plus répondre aux défis de ce siècle car elles sont nées, il y a près de deux cents ans, de la première révolution industrielle et qu’il n’y a rien de surprenant à ce que le vide créé par leur recul soit progressivement comblé par les extrêmes-droites.

Je leur dirais que le nationalisme, l’esprit de domination et le recours à la force brute opèrent ainsi un grand retour contre lequel tous les hommes épris de paix et de liberté doivent mobiliser leurs ressources intellectuelles et faire front comme l’avaient fait les philosophes des Lumières au XVIII° ou les défenseurs de la justice sociale au XIX°.

Je leur dirais qu’une nouvelle et très longue bataille s’est ouverte, qu’elle est aussi décisive qu’universelle et que nous avons tous, au-delà des frontières, à chercher et trouver ensemble les moyens de la gagner.

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