Trois cents personnes, quatre cent peut-être, ce n’était pas une incommensurable foule mais tout de même. Place de la Bastille, c’était la première fois, dimanche 12 juin, que les nouveaux Russes de Paris se rassemblaient contre la guerre d’Ukraine et des meetings semblables se tenaient le même jour dans trente-cinq villes de vingt autres pays. « Victoire de l’Ukraine, liberté de la Russie ! », scandait-on et Bernard Guetta a ainsi ouvert ce rassemblement :

« Souvent, depuis trois mois, je me vois en rêve haranguer les passants Place Pouchkine comme les dissidents et opposants le faisaient dans les années 80.

Je m’entends souligner que je m’adresse à eux comme un Européen à d’autres Européens car nous sommes tous Européens et je leur dis d’abord que le destin de la Russie contemporaine n’a finalement rien de tellement singulier puisqu’elle a perdu son Empire au même siècle, le XX°, que les Français, les Britanniques ou, juste avant elle, les Portugais.

Je leur dis ensuite qu’aucun dirigeant d’aucun de ces anciens empires n’a jamais eu la folie de vouloir réintégrer des territoires devenus pays indépendants car ce qui est fait ne peut pas plus être défait que l’Histoire ne peut être réécrite.

Je leur dis alors que les Britanniques ou les Français n’ont été ni ruinés ni effacés du monde par la perte de leur Empire et que leurs relations sont aujourd’hui restées fortes et même intimes avec leurs anciennes possessions car une culture et une Histoire partagées créent des liens autrement plus profonds que la brutalité d’une domination.

Et puis je leur dis, toujours dans mon rêve, toujours Place Pouchkine, que personne ne veut envahir la Russie ou annexer un seul de ses villages ; que personne, non, n’a ourdi la fin de son Empire si ce n’est elle-même en se libérant du communisme ; que personne ne veut l’encercler et que si M. Poutine n’avait pas agressé l’Ukraine en 2014, les Ukrainiens ne se seraient pas tournés vers l’Alliance atlantique pour y chercher protection alors qu’ils avaient jusqu’alors massivement refusé de s’en rapprocher.

Je leur dis aussi que ce sont leurs parents et leurs grands-parents, eux-mêmes aussi s’ils ont plus de 50 ans, qui avaient préféré la rupture eltsinienne à l’évolutionnisme gorbatchévien et que tout ce qui s’était ensuivi, la sauvagerie sociale, le brutal délitement d’un Empire séculaire et ce vol à grande échelle qu’avaient constitué les privatisations, était ainsi le fruit de leur erreur collective, d’un mauvais choix russe et non pas d’un plan étranger d’affaiblissement de la Russie.

Et puis maintenant, en France et non plus en Russie, place de la Bastille et non plus Place Pouchkine, je voudrais vous dire : N’ayez pas honte ! Ne croyez pas que votre peuple serait plus passif qu’un autre et plus naturellement résigné à la dictature car aucun peuple ne se révolte avant qu’un espoir de changement ne se lève, si mince soit-il. La France occupée n’était pas entrée en Résistance avant que la victoire ne change de camp. La guerre d’Ukraine n’a que trois mois. C’est déjà un long enfer pour les Ukrainiens mais ce n’est, pour les Russes, que le début d’un lointain basculement et l’horizon, c’est à vous de l’ouvrir en allant Place Pouchkine, pas la vraie, vous ne pourriez pas, mais la nouvelle, la virtuelle, celle des écrans, pour dire à vos concitoyens que le destin de la Russie contemporaine…

Vous connaissez la suite. Je ne vais pas tout reprendre mais sachez bien que Vladimir Poutine est un homme d’un autre siècle, épuisé et sans avenir alors qu’en Russie, l’heure de la liberté point car après l’absolutisme, le communisme et le poutinisme, les Russes y aspirent et l’Histoire, enfin, la leur doit.

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