Tous se trompent. Ceux qui se réjouissent de voir les Etats-Unis revenir en Europe à la faveur de la guerre d’Ukraine s’aveuglent tout autant que ceux qui s’en désolent car, aussi réel qu’il soit, ce retour n’est que conjoncturel et non pas pérenne.
Il tient au fait que Démocrates et Républicains ont craint, à juste titre, qu’une victoire de Vladimir Poutine ne renforce Xi Jinping et ne vienne l’encourager à envahir Taïwan pour affirmer la Chine en puissance dominante de ce siècle. Dans un exceptionnel moment de consensus bipartisan, les deux Amériques s’étaient ainsi entendues sur la nécessité de mettre l’agression russe en échec. Armes et capitaux américains ont afflué à Kiev et cette aide américaine, bien plus importante encore que celle des 27, a refait de Washington l’acteur principal de la scène européenne.
C’est la réalité. Elle n’est pas discutable mais on entend déjà des élus républicains appeler à ne pas « donner de chèque en blanc » à l’Ukraine. Ils veulent dire par-là qu’il faudrait plus strictement conditionner l’aide américaine aux intérêts nationaux des Etats-Unis et il y a deux raisons pour lesquelles leur parti le ferait s’il remportait la majorité au Congrès le 8 novembre prochain.
La première est que beaucoup des Républicains, Donald Trump en tête, ne ressentent qu’empathie pour l’autoritarisme de Vladimir Poutine et la seconde est qu’ils s’inquiètent de ce que l’affaiblissement de la Russie puisse désormais permettre à la Chine d’accroître son influence en Asie centrale et jusqu’en Sibérie.
La question chinoise est tellement décisive à Washington qu’elle peut conduire les Etats-Unis à se distancer de l’Ukraine aussi vite qu’ils s’en étaient rapprochés il y a huit mois. Aussi attachés qu’ils soient à la défense de la liberté, il n’est même pas exclu que les Démocrates ne finissent par se joindre là aux Républicains car l’adversaire principal de l’Amérique n’est pas le Kremlin mais la Chine. Tant que Vladimir Poutine parait assez fort pour prêter la main à Beijing, les Américains s’opposent à lui. Du jour où il aura assez perdu pied pour que la Chine puisse élargir son influence, tout leur commandera de ne pas contribuer à une complète déroute de la Russie.
Et puis il y a les électeurs. L’économie américaine n’est pas en grande forme. Entreprises et familles sont inquiètes. C’est ce qui a suscité la poussée républicaine enregistrée par les sondages avant les élections de mi-mandat. Quant à la présidentielle de 2024, elle est tellement incertaine qu’aucun des deux partis ne pourra ignorer le mécontentement de contribuables toujours plus nombreux à se demander pourquoi leur argent est consacré à l’Ukraine plutôt qu’à eux-mêmes.
Vue d’Europe, la guerre d’Ukraine est à nos portes. Vue d’Amérique, elle est lointaine et autrement moins menaçante qu’elle ne l’est pour l’Europe centrale et même occidentale. Même en Pologne et dans les Etats baltes, même dans ceux des pays européens les plus liés aux Etats-Unis, cette différence est si bien perçue qu’il est logique que beaucoup des capitales de l’Union considèrent qu’il faille aujourd’hui s’assurer la protection des Etats-Unis en leur achetant les armes dont nous avons besoin.
Ce choix est d’autant plus compréhensible que l’industrie d’armements américaine est beaucoup plus concentrée que celle des 27 Etats membres et qu’elle reste ainsi mieux à même de répondre aux besoins de l’Union. Le climat est atlantiste. Il l’est à tous points de vue mais ce siècle ne l’est aucunement car sa grande bataille se jouera entre les rives du Pacifique et non plus de l’Atlantique. Au-delà du court-terme, cette évidence primera forcément et le sujet du jour n’est donc pas le retour de l’Amérique en Europe mais la nécessité d’armer l’Union et de serrer ses rangs.
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