Ce n’est pas une brouille. Ce n’est pas non plus qu’un de ces fréquents moments de la relation franco-allemande où tout grippe parce que le président ne s’est pas encore fait au nouveau chancelier ou l’inverse. Non, si plus grand-chose ne marche aujourd’hui bien entre Paris et Berlin, c’est que l’Europe et le monde ont tant changé et si vite que les deux premières puissances européennes ont à réinventer tout à la fois leurs politique, leurs économies, leurs priorités internationales et l’inflexion qu’elles souhaitent donner à l’Union.
C’est pour l’Allemagne que les temps sont les plus difficiles car, pour elle, tout était fondé jusqu’aujourd’hui sur la modicité du prix de l’énergie russe, le parapluie américain et les exportations vers la Chine. L’une s’est tarie, l’autre se referme, les troisièmes se réduisent. La panique est telle à la chancellerie que l’Allemagne préfère chercher son salut dans ses disponibilités financières que dans la quête de nouveaux accords européens. L’Allemagne pare au plus pressé, négocie seule des contrats gaziers avec de nouveaux fournisseurs, débloque 200 milliards pour ses industries et achète des paquets d’armes aux Etats-Unis plutôt que de passer commande en Europe car un tiens vaut mieux que deux tu l’auras.
Pour la France, c’est de la concurrence déloyale et un manque à gagner pour ses industries d’armement. La France se sent d’autant plus trahie qu’elle n’avait cessé de répéter depuis De Gaulle que l’Union devait se doter d’une Défense et des politiques industrielles communes, viser ce qu’Emmanuel Macron a appelé « l’autonomie stratégique », et qu’au moment où s’avère cette intuition nationale, l’Allemagne s’arme à Washington et dope ses industries à la subvention budgétaire plutôt que s’atteler à bâtir une industrie paneuropéenne.
C’est tellement décevant et surtout tellement absurde que beaucoup en viennent à voir là un tournant de l’Allemagne qu’ils soupçonnent de vouloir délaisser l’Union au profit d’une zone d’influence économique et politique à l’Est. Ce pourrait être, entend-on en France et ailleurs, la fin du « couple , une nouvelle donne stratégique qui laisserait les Français aux marches d’un continent recentré sur Berlin. L’analyse est aussi politiquement inquiétante qu’intellectuellement séduisante, mais…
Mais la Pologne n’aspirera pas de sitôt à un tête-à-tête avec l’Allemagne. Les réserves financières allemandes ne sont malgré tout pas inépuisables. Après la victoire de l’Ukraine, Français et Allemands aspireront à fonder la stabilité du continent sur une nouvelle relation avec la Russie post-poutinienne. Ce n’est autrement dit pas la panique allemande qu’il faut théoriser mais les vraies convergences franco-allemandes qu’il faut cultiver.
Parce que l’état du monde lui a donné raison, c’est à la France qu’il revient de le faire mais comment ?
Il lui faut, d’abord, renoncer à toute ambiguïté et solennellement déclarer à ses vingt-six partenaires que la Défense commune ne peut que s’inscrire dans l’Alliance atlantique dont elle doit être le pilier européen. C’est essentiel car, sans cela, il n’y aura pas d’Europe de la Défense et l’Union se défera entre des politiques de sécurité qui commanderont le reste.
Parallèlement, la France doit remettre à des jours meilleurs les grandes idées de réformes institutionnelles de l’Union, privilégier l’Europe des projets et présenter, non seulement à l’Allemagne mais à l’ensemble de l’Union, des propositions concrètes, détaillées et chiffrées de politiques communes dans l’énergie, l’armement et l’industrie : faire ce qu’elle avait fait en 1951 avec la CECA, la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Parce que la France avait inventé l’unité européenne après-guerre, c’est à elle de la réinventer aujourd’hui.
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