Tribune parue dans Le Monde le 1er septembre 2023

Et si nous y parlions politique, la vraie, grands périls, grands atouts, grands enjeux ? Et si les prochaines élections européennes étaient l’occasion de dépasser la compétition des partis nationaux et d’aborder en même temps, dans chacun de nos vingt-sept pays, les tempêtes qui nous menacent et les moyens d’y faire face ?

C’est alors que les électeurs reprendraient goût à la politique et que le taux de participation à ce scrutin pourrait être autrement moins navrant que d’ordinaire, car, pour l’heure, la démocratie chrétienne et la social-démocratie sont trop intellectuellement épuisées pour que la bataille entre droite et gauche puisse encore intéresser. Progrès sociaux et reconstruction d’après-guerre, leur héritage est essentiel ; mais, issues de la révolution industrielle, elles sont l’une et l’autre dépassées par la transformation du travail, les ravages de la croissance et la résurrection, sur les cinq continents, de droites réactionnaires remettant en question les Lumières.

La droite et la gauche n’en disparaîtront pas pour autant, mais, comme on le voit si régulièrement au Parlement européen, une nouvelle frontière se cherche entre le rapprochement, d’un côté, des droites dures et des extrêmes droites et, de l’autre, la lente gestation d’une force universaliste et démocrate allant des gauches utopistes au centre droit.

C’est ce qui prend forme aux Etats-Unis. C’est ce qui s’entend en France lorsque M. Ruffin fait valoir à ses amis la nécessité de gagner en « centralité », tandis que M. Sarkozy appelle, à l’inverse, à fédérer les électeurs de MM. Zemmour, Macron et Ciotti. C’est aussi ce qui s’est esquissé en Pologne et en Hongrie. Alors ce débat à vingt-sept, cette campagne qui pourrait bien tracer les premiers contours du nouvel échiquier européen, ouvrons-les, dès aujourd’hui, autour de quatre questions principales.

Coopérations renforcées

La première est l’Ukraine puisqu’il ne s’agit pas, monsieur Sarkozy, d’aller négocier avec le despote du Kremlin mais de contribuer à le battre, car ses objectifs sont parfaitement clairs. Il veut et le dit reconstituer l’empire perdu des tsars et espère maintenant que l’Union, les Etats-Unis et le monde imposent aux Ukrainiens le cessez-le-feu qui lui permettrait de ne pas avoir à renoncer à ses annexions, d’enrayer son affaiblissement intérieur, d’obtenir la levée des sanctions internationales et de préparer sa prochaine offensive.

La guerre demeurera rampante en Europe tant que cette ambition impériale habitera le Kremlin et ce n’est donc pas à ce régime d’empoisonneurs et de criminels de guerre que nous devons tendre la main mais à un peuple muselé. Il nous faut tout à la fois développer nos fournitures d’armes à l’Ukraine et nous adresser directement au peuple russe pour lui dire que son destin n’est pas de devenir un vassal de la Chine et que nous sommes prêts à coopérer avec lui sitôt que cette agression aura pris fin.

La deuxième question à débattre est l’élargissement de l’Union. Il est vrai qu’il serait impossible de faire fonctionner à trente-cinq ou plus des institutions européennes qui grippent à vingt-sept. Il est encore plus vrai qu’il serait dangereux de laisser MM. Poutine, Xi et Erdogan s’installer dans les Balkans, et de refuser d’ouvrir nos portes à l’Ukraine puisque ce serait dire qu’elle n’est pas des nôtres et appartiendrait à l’aire russe.

Cela semble insoluble, mais on peut, en réalité, faire valoir à ces pays candidats que rien ne sert de vouloir monter sur un bateau qu’un trop-plein de passagers ferait couler et que nous pouvons d’ores et déjà mettre en place des coopérations renforcées dans une multitude de domaines civils et militaires, tisser ainsi des liens toujours plus étroits et progressivement bâtir ensemble une Union élargie – une Union à vocation continentale, une seule et même Union mais dont les degrés d’intégration politique seront pour longtemps différents.

C’est déjà le cas aujourd’hui. Tous les Vingt-Sept n’ont pas adopté la monnaie unique ou ne sont pas membres de l’espace Schengen. Tous ne souhaitent pas aller plus avant sur la voie de l’unité politique à laquelle tous les pays candidats n’aspireraient pas non plus et il est parfaitement concevable que cette Union élargie soit formée de plusieurs étages ou « formats » comme Emmanuel Macron l’a proposé à Bratislava.

Création d’emplois en Afrique

Vient en troisième lieu la question de l’Alliance atlantique, dont les Etats-Unis n’accepteront pas d’éternellement supporter la charge alors qu’ils ont plus de défis à relever en Asie qu’à nos côtés. Si nous voulons la pérenniser, il nous faut la rebâtir autour de deux puissances égales en droits et en devoirs : les Etats-Unis d’Amérique et une Union européenne qui se serait enfin dotée d’une défense crédible, autrement dit commune. L’Alliance atlantique et l’Europe de la défense sont aussi indispensables l’une que l’autre à la sécurité des démocraties et la France aiderait à imposer cette évidence en proposant un candidat au secrétariat général de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord.

Quant à la quatrième des questions à débattre à vingt-sept, c’est l’Afrique. Personne d’autre qu’elle-même ne résoudra ses problèmes. Sa stabilisation ne se fera pas en un jour, mais nous devons y faciliter la création d’emplois en y relocalisant nombre des productions que nos industries avaient délocalisées en Asie. C’est un impératif, car ce serait le moyen de tout à la fois réduire les temps de transport et leur pollution, de diminuer la pression migratoire et de jeter les bases d’un partenariat mutuellement bénéfique autour de ce lac eurafricain qu’est la Méditerranée.

La donne a changé

Je sais. Beaucoup ne verront qu’une vue de l’esprit dans cette ambition d’un débat paneuropéen venant revivifier nos vies et nos échiquiers politiques, mais les nuages s’amoncellent sur l’Europe. La protection américaine devient incertaine au moment même où la Russie redevient inquiétante et où l’essoufflement chinois menace l’industrie allemande, pèse sur nos partenaires commerciaux et pourrait bientôt susciter un mécontentement intérieur que M. Xi sera tenté de parer par des aventures extérieures.

Parce qu’il y a péril en Europe, la donne y a changé. L’idée que l’union fasse la force n’est plus guère contestée. Les débats du Conseil, du Parlement et de la Commission commencent à intéresser beaucoup d’Européens, car le fait est que les Britanniques refuseraient aujourd’hui le Brexit et que, sans notre unité, nous n’aurions pu ni relever les défis de la pandémie, ni prendre les premières mesures de transition verte, ni apporter l’aide requise à l’Ukraine, ni commencer à réguler l’univers numérique.

Même les nouvelles extrêmes droites n’appellent plus à défaire l’Union. Elles ne parlent plus que de lui substituer ce qu’elle n’a jamais cessé d’être – une « Europe des nations » – et la voie est ainsi libre. Allons-y ! Innovons ! Menons une campagne qui fasse de l’Union un ensemble politique cherchant des réponses communes à des problèmes communs. N’hésitons plus, car « on ne croit, disait Talleyrand, qu’en ceux qui croient en eux ».

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/09/01/bernard-guetta-la-campagne-pour-les-elections-europeennes-pourrait-tracer-les-premiers-contours-du-nouvel-echiquier-europeen_6187326_3232.html

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