Ce n’est plus la démocratie. Lorsqu’une personne privée, Elon Musk, peut décider du cours d’une guerre du seul fait qu’il contrôle un système de communication international dont il est seul à disposer, ce n’est plus le pouvoir du peuple mais celui d’un homme.

Cela ne signifie pas que les Etats-Unis seraient devenus une dictature puisque cet entrepreneur de génie, l’un des deux hommes les plus riches du monde, est bien loin d’y décider de tout en tout circonstance mais on est entré là dans une zone grise. Ce n’est pas déjà la dictature mais ce n’est plus vraiment la démocratie car en coupant, l’année dernière, aux Ukrainiens toute liaison satellitaire au-dessus de la Crimée pour les empêcher de s’attaquer à la flotte russe, Elon Musk a pris entre ses seules mains les pouvoirs dévolus au Congrès et au Président qu’élisent les Américains.

Il l’a fait, raconte son biographe, après s’être entretenu avec le chef d’état-major des forces américaines, avec le conseiller de la Maison-Blanche à la sécurité nationale et avec l’ambassadeur de Russie à Washington qui l’a assuré qu’une attaque contre la flotte russe de Sébastopol induirait une riposte nucléaire du Kremlin. Jusque dans ces consultations et, évidemment, par la décision qui s’est ensuivie, Elon Musk s’est comporté en Président de la première puissance du monde, en mauvais Président qui plus est puisqu’il a averti par là-même les Russes des intentions ukrainiennes et eu la naïveté de croire cet ambassadeur qui avait toute raison de le convaincre que l’apocalypse menaçait.

L’homme aux 220 milliards a, autrement dit, usurpé et bien mal exercé une fonction politique essentielle. On ne dira pas « coup d’Etat » puisqu’il n’a pas pris par la force la plénitude du pouvoir présidentiel mais ce n’était plus la démocratie car cet entrepreneur n’avait aucun mandat populaire l’autorisant tout à la fois à empêcher les Ukrainiens d’infliger une défaite majeure à Vladimir Poutine et à laisser au président russe le temps de s’installer dans une position défensive après avoir échoué à prendre Kiev.

On ne peut pas réécrire l’Histoire mais si Elon Musk n’avait pas coupé les ailes aux Ukrainiens il y a un an, Vladimir Poutine ne serait peut-être plus aux commandes à Moscou et les rapports de force seraient en tout cas singulièrement différents sur le champ de bataille. On hésite entre affliction et consternation, entre colère et accablement, mais le plus terrible est qu’Elon Musk était dans son droit.

Aussi condamnable qu’il ait été d’un point de vue politique et moral, il était parfaitement fondé, juridiquement parlant, à refuser, comme il l’explique aujourd’hui, que son entreprise « soit complice d’un acte de guerre majeur et d’une escalade du conflit » qu’il jugeait dommageables à l’intérêt général et, peut-on l’imaginer, à ses intérêts propres.

Tout le monde a le droit de se tromper mais ce que nous dit cette vertigineuse erreur est que jamais dans l’Histoire une personne privée n’aura eu assez de pouvoir pour aller à l’encontre de la politique de son pays et ne pas souffrir d’avoir prêté la main à une puissance adverse, pour inverser un rapport de forces entre les Etats-Unis et la Russie. Si l’on voulait en sourire, la seule comparaison possible serait le Docteur No des James Bond mais ce n’est pas à un personnage de fiction mais à une réalité historique, la révolution néo-libérale, qu’en revient la responsabilité.

Conçue par les disciples de Hayek et initiée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, elle a remodelé le monde en réduisant le poids économique et industriel des Etats au profit d’entreprises privées dont l’essor a été encouragé par le recul des pressions fiscales et réglementaires. C’est l’érosion des financements de la Nasa qui avait ainsi ouvert la voie de l’espace à Elon Musk et, si rien n’était fait pour freiner cette évolution liberticide, les guerres de demain, celles de d’espace et de l’informatique, pourraient bien n’être plus décidées et conduites par des élus mais par des conseils d’administration ou des multimilliardaires logiquement guidées par leurs intérêts et choix personnels.

Docteur Musk, en un mot, pourrait bien avoir été le premier à incarner un changement de monde dans lequel l’intérêt privé l’emporterait sur l’intérêt collectif et la milliardocratie sur la démocratie.

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