C’est le débat caché, le plus grand non-dit du moment, mais partout la question monte. Au-delà des disputes sur le rythme, l’ampleur et la nature de l’aide apportée à l’Ukraine, faut-il ou non souhaiter qu’une défaite de Vladimir Poutine mène à l’éclatement de la Fédération de Russie et de ses 21 Républiques ?

« Oui », répondent de plus en plus d’intellectuels, notamment russes, et nombre d’eurodéputés, minoritaires mais actifs, qui appellent désormais à encourager le fractionnement de la Fédération. Ancienne ministre polonaise des Affaires étrangères et figure du parti conservateur PiS, Anna Fotyga, a ainsi réuni à Bruxelles des représentants de mouvement sécessionnistes aujourd’hui totalement marginaux mais pouvant bien faire parler d’eux un jour. Venus des Etats-Unis ou d’Europe, souvent vêtus de costumes nationaux, ils ont fait entendre d’épouvantables récits de répressions anciennes mais aussi d’envoi forcé d’hommes en Ukraine.

Entre drame et folklore, entre Histoire et présent, une réalité virtuelle s’est inscrite dans les travées car le fait est que si Vladimir Poutine était défait en Ukraine, une crise politique s’ouvrirait au Kremlin et que l’affaiblissement du pouvoir central pourrait conduire à un détachement de plusieurs des Républiques fédérées.

On est loin d’y être. Tant que n’auront pas été tenues les promesses européennes de livraison d’avions et de munitions, l’avantage restera aux troupes du Kremlin mais si l’Ukraine recommence à marquer des points et que la Russie lentement s’embourbe, un délitement pourrait s’amorcer. Portées par le ressentiment que les recrutements forcés font naître dans les périphéries de la Fédération, des tentations indépendantistes pourraient alors se développer, exactement comme cela s’était passé en URSS lorsque les réformes de Mikhaïl Gorbatchev avaient affaibli le Kremlin.

Après celui de l’Union soviétique ce serait le morcellement de la Fédération de Russie, un éclatement dont tous ceux qui l’espèrent font la condition sine qua non d’une démocratisation de la Russie. Aussi longtemps, disent-ils, qu’une mosaïque de nations aussi diverses peuplera le plus étendu des pays du monde, il faudra à Moscou un pouvoir central dictatorial ou très autoritaire au moins. Si la Russie, poursuivent-ils, n’a jamais connu que de rares et brefs instants de liberté, c’est qu’il y a une incompatibilité entre la démocratie et sa géographie, entre la primauté du droit et l’hétérogénéité des 21 Républiques.

Ce raisonnement peut se défendre. Il n’a rien d’absurde mais à quoi conduirait un tel éclatement d’un pays courant des frontières de l’Union aux côtes Pacifiques, doté d’assez d’armes nucléaire pour faire sauter la planète et gorgé de réserves de matières premières stratégiques propres à aiguiser bien des appétits concurrents ?

Pour la plupart des dirigeants politiques, des diplomates et des militaires occidentaux, la réponse ne fait aucun doute. Un éclatement de la Fédération de Russie ouvrirait, disent-ils, des décennies de guerre civile aux confins de l’Europe, du Proche-Orient et de l’Asie ; conduirait à des interventions de la Chine et de la Turquie, voire de l’Iran, du Pakistan et de l’Afghanistan ; permettrait aux mouvements djihadistes de retrouver des pays d’accueil et créerait en un mot, une situation d’anarchie internationale largement immaitrisable.

« C’est exactement ce qu’on disait au moment de l’éclatement de l’URSS », ironise-t-on dans l’autre camp en mettant en avant la liberté recouvrée des Baltes mais en oubliant que tout ne s’est pour autant pas bien passé depuis les indépendances de 1991. Sans surprise, la réponse qui leur est faite est donc : « Combien voulez-vous d’autres Ukraine, d’autres Géorgie, d’autres Transdniestrie, d’autres ruisseaux de sang et d’autres décennies de sauvagerie du pouvoir russe ? » 

Le débat se passionne. On le retrouve dans la fureur des réactions aux propos d’Emmanuel Macron sur la nécessité de ne rien exclure face à l’agression russe. Le chancelier allemand craint le chaos et il n’est pas le seul. Les Pays baltes et beaucoup de Polonais rêvent d’une Russie russe et non plus fédérale. Les noms d’oiseau volent mais qu’on voit dans cette Fédération une garantie de stabilité internationale ou un obstacle à une démocratisation de la Russie, la certitude est que plus durera cette guerre, plus les tensions centrifuges se développeront dans les Républiques fédérées. A condition qu’elle soit rapide, c’est paradoxalement la défaite de Vladimir Poutine qui peut sauver l’unité de ce pays et, pour l’heure, il n’y a rien à encourager ni même à souhaiter mais que trois choses à dire au peuple russe et à ses élites.

La première est que la Russie est européenne par son Histoire et sa culture, que nous la considérons comme telle, nous les peuples de l’Union, et que son intérêt est de mettre terme à cette agression, de renouer des liens avec ses voisins européens et certainement pas de se vassaliser à la Chine en allant s’inscrire en Asie.

La deuxième est que si la Russie veut conserver les frontières de la Fédération, il lui faut définir de nouvelles relations avec les peuples qui la composent, leur donner des raisons de ne pas souhaiter leur indépendance et, avant tout, ne plus les traiter en citoyens de seconde zone et supplétifs de guerres impériales.

Quant à la troisième chose à dire au peuple russe et à ses élites, elle est que Vladimir Poutine est en train de détruire la Russie bien plus sûrement encore qu’il ne dévaste l’Ukraine.

Print Friendly, PDF & Email

English Deutsch Magyar Polski