Lettre ouverte à nos amis britanniques

Tribune parue dans LeMonde.fr | 4 septembre 2019

Peut-être est-ce déjà joué. Sans doute est-il bien tard pour vous le dire mais parce que je ne veux pas y croire, c’est avec un fol espoir que je vous le crie : ne nous quittez pas, non, ne le faites pas !

Ne partez pas car, bien plus que nos intérêts communs, économiques et stratégiques, c’est quelque deux mille ans d’Histoire commune, la profondeur et la logique d’une intimité, vingt siècles d’interactions et d’évolutions parallèles qui en seraient compromis sans qu’on puisse y trouver de justifications, pas une seule.

Nous avons, bien sûr, des différences qui créent des différents et nourrissent des illusions. Des deux côtés de la Manche, de notre mer intérieure, certains se disent que séparés, nous décuplerions nos énergies et rouvririons le champ des possibles. Tandis que les uns voient revenir la Grande-Bretagne à sa splendeur passée d’autres se disent que, libéré de vos freins, le vieux monde aura tôt fait de retrouver sa prééminence. Ces illusions pèsent lourd mais, si vous nous quittiez, c’est amputés que nous tous, vous et nous, nous réveillerions de ces rêves d’enfants car enfin…

La démocratie qui nous est commune, c’est votre révolution qui l’a réinventée, un siècle avant la française et sans que vous ne soyez passés par la Terreur. Le tournant des Lumières eut été moins essentiel sans l’apport de vos penseurs et philosophes, anglais, écossais et irlandais. C’est en Angleterre qu’est née la révolution industrielle qui avait fait de l’Europe l’incarnation de la modernité. Shakespeare, votre Shakespeare, a façonné notre imaginaire et nos visions de l’Histoire et sans Churchill, sans l’homme d’Etat dont la stature a dominé le siècle passé, il n’aurait pas été impossible que la barbarie nazie triomphât.

Nous vous devons tant qu’en nous tournant le dos vous nous laisseriez amputés d’une partie de nous-mêmes mais vous, sans le continent, séparés de nous ?

Iriez-vous alors jusqu’à renier les parts romaines et normandes de votre identité et le berceau d’où vous est venu le christianisme ? Pourriez-vous sous-estimer les apports de l’Allemagne, de la France et de l’Italie à vos plus grands artistes et celui de la révolution française et de l’Encyclopédie à l’évolution de votre vie intellectuelle et politique ? Pourriez-vous oublier que les Windsor furent d’abord allemands et que Marie Stuart, reine d’Ecosse et mère d’un souverain anglais, fut aussi reine de France ? Pourriez-vous refuser de voir, en un mot, que vous n’appartenez pas à l’Europe depuis votre entrée dans la Communauté devenue l’Union mais depuis que Jules César avait entrepris la conquête de la Bretagne dans l’espoir de parachever celle de la Gaule ?

Dans la guerre comme dans la paix, il y a deux mille ans que nos destins sont communs et vous iriez aujourd’hui vous couper de vos racines, nous amputer de vous et vous amputer de votre européanité au moment même où notre unité et nos institutions communes nous ont enfin permis, à nous tous Européens, à vous comme à nous, de vivre sans plus nous entretuer, porteurs d’un même passeport et électeurs d’un même Parlement ?

Ce n’est pas possible. Ce serait impossible. Ce serait si bête que je ne peux ni ne veux l’accepter et pas seulement parce que vous êtes une part de moi-même depuis que ma mère a puisé la force de tenir dans l’écoute de Radio Londres.

Au-delà du passé qui nous a faits, il y a un siècle qui s’ouvre.

Nous pouvons nous y perdre mais pouvons aussi en faire celui d’une nouvelle Renaissance puisqu’il sera dominé par les Etats continents, Etats-Unis et Chine certainement, Inde et Brésil peut-être et bien évidement l’Europe pour peu qu’elle s’affirme en puissance politique au lieu de se fractionner à nouveau. Avec les Etats-Unis et la Chine, l’Union européenne est dans le trio de tête des économies mondiales. L’Europe unie est une superpuissance économique qui a tant d’atouts pour surpasser les deux autres qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que Washington et Pékin œuvrent à sa division. Il n’y a pas d’autre raison à l’enthousiasme avec lequel M. Trump encourage le Brexit mais vous, les Britanniques, quel intérêt pourriez-vous trouver à lui donner satisfaction ?

Seuls, seriez-vous mieux à même de négocier vos accords d’échanges avec les Etats-Unis que nous le sommes ensemble, à plus de cinq cent millions d’Européens ?

La réponse est évidente. La réponse est dans la question et là n’est pas tout car vous ne pouvez pas plus vous inscrire dans le sillage des Etats-Unis que dans celui de la Chine. Vous n’êtes pas Américains puisque vous n’admettriez pas plus que nous que l’argent pèse tant sur vos élections et qu’il vous faille être riche pour être soigné. Vous n’êtes pas Chinois puisque le plus grand et le plus sophistiqué des Etats policiers est l’exact contraire de ce qu’est le Royaume-Uni. Vous n’êtes ni américains ni chinois mais européens parce que vous êtes attachés à la protection sociale et à la redistribution des richesses par l’impôt et ne considérez pas que tout s’achète, y compris la majorité permettant de gouverner un pays. Vous êtes européens et, dans la faiblesse d’un isolement, vous iriez vous mettre dans la main de la Chine et des Etats-Unis ?

Ce ne serait pas imaginable. Il serait inconcevable que vous le fassiez au lieu de continuer à contribuer au rayonnement de ce bastion des libertés, de la démocratie et de la protection sociale qu’est l’Union européenne.

Plus encore que vos intérêts, vos valeurs vous interdiraient ce choix. A l’heure où nous avons, vous et nous, nous les Européens, à défendre les Lumières contre l’obscurantisme et le droit du plus fort, vous ne pouvez pas trahir à la fois ce que vous êtes et l’aspiration universelle à la liberté, la démocratie et l’état de droit. Contre les nouvelles extrêmes-droites, contre MM. Trump et Poutine, Erdogan et Xi, Duterte, Orban ou Bolsonaro, nous avons à résister et l’emporter avec la force qui fut la vôtre durant la guerre.

Il est donc impossible que vous nous quittiez. Vous ne le ferez pas car, pour l’Europe, pour vous comme pour nous, la question est d’être ou de ne pas être.

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