Jean… Lorsque le sms de Catherine me l’a appris, « Jean est mort », je sortais du ministère de la Défense lituanien. Trente ans après le communisme, Vilnius est une carte postale, tout y est beau, sublimement bien restauré, et il flotte sur cette ville de poupées comme un parfum de Danemark et de Pays-Bas, de bien-être, d’ouverture et de jeunesse européenne, mœurs libres et vélo.

Des temps soviétiques il ne reste que ce siège du KGB qui avait été celui de la Gestapo et dont on a fait un musée de l’horreur, passage obligé des touristes.

Jean est mort.

La dernière fois que nous étions vus, il y a quelques semaines, il m’avait engueulé. Je devais venir plus souvent, tout lui raconter et l’Europe surtout, dans tous ses états. Sous le soleil du réchauffement climatique, j’ai eu froid. Je ne devais pas traîner. Un député européen en mission ne fait pas attendre un ministre des Affaires étrangères en exercice auquel je n’aurais pas su expliquer qu’en une fraction de seconde je venais d’enterrer tout à la fois mon journalisme, ma famille politique et, très paradoxalement, ma génération dont l’Observateur, le journal de Jean Daniel, mon journal, le Nouvel-Obs, avait été le creuset.

Jean est mort et le Huf me demande maintenant un papier. Qu’est-ce que je vais leur dire ? L’arrivé de Jean à Casa, chez mes grands-parents, en 1943, avec la 2ième DB et son compagnon d’armes, Charles Guetta (1) ? La manière dont ma grand-mère les avait nourris ou plutôt gavés ? Non, un peu trop personnel, mais cinquante ans d’une relation toujours plus étroite, intime, si souvent conflictuelle lorsque j’ai dirigé son journal mais toujours si confiante et proche, toujours au « vous » ? Trop difficile.

Trop long, mais je ne veux pas non plus des deux formules que les revues de presse pourraient retenir. Je ne sais pas faire ce papier et puis lorsqu’on commence à vous demander des nécros, ça ne sent pas bon. Je ne sais pas enterrer Jean car je ne saurais pas m’empêcher de m’enterrer avec lui mais le soir, sur l’ordi, je retrouve ça, un passage d’un livre écrit en 2016 alors que je pensais bientôt mourir de trop de soudaines maladies (2).

Je lis. Je lis page 77 : « …et puis il y a Jean ». 

Burberry’s sur l’épaule, résurrection d’Humphrey Bogart et de son ami Camus, Jean Daniel était la tête politique et culturelle du journal. La mode, le design, la libération de la femme et celle des « homos », comme il disait, bon… Très bien. Il était évidemment pour et, surtout, ravi que cela se passe dans ses colonnes mais, pour lui, l’essentiel était ailleurs. Jean avait ses combats, l’émergence d’une nouvelle gauche socialiste, la deuxième gauche mendésiste dont Michel Rocard avait repris le flambeau ; le règlement du conflit israélo-palestinien ; la fin des dictatures du bloc soviétique et la démocratisation des partis communistes occidentaux ; l’affirmation de la CFDT et une frénétique recherche de ponts entre la gauche, le gaullisme et le christianisme.

On pouvait trouver beaucoup de tout cela dans les décantations du mois de Mai et, entouré de mendésistes, de cathos de gauche et de gauchistes en précipitation chimique, d’une rédaction tutti frutti qu’il avait parfumée d’un zeste de gaullisme, il menait ces batailles à coup d’éditoriaux passionnés et de conférences générales, la sienne, « la grand-messe » disions-nous, qu’il tenait chaque semaine.

Derrière son long bureau ovale, marbre blanc de chez Knoll, il prenait place entre Hector et Serge (3). Nous nous entassions sur la moquette tout aussi blanche et il entamait, devant nous, un dialogue avec son invité du jour. Ce pouvait être Michel Foucault ou un eurocommuniste italien. Robert Badinter nous éclairait sur la marche de François Mitterrand vers l’Élysée. François Furet tirait les enseignements politiques de sa relecture de la Révolution française. Des anciens combattants de l’indépendance algérienne nous confiaient leurs désillusions de décolonisés. Simon Nora, l’ancien bras droit de Mendès, nous rappelait l’exigence de vérité et de rigueur économique. Entre un ambassadeur gaulliste et des intellectuels du camp de la paix israélien, les invités les plus réguliers étaient Edmond Maire, le patron de la CFDT, et Michel Rocard, bien sûr, l’enfant chéri du journal.

Ça volait haut, très haut. C’était passionnant, enrichissant et plein d’infos dont nous allions faire nos choux gras pour le numéro suivant mais ce que Jean faisait là, c’était avant tout de la « pédagogie », c’était son mot – de la maïeutique, en fait, car ses questions à l’invité n’avaient qu’un but : ébranler nos idées reçues, nous faire évoluer, nous faire voir et partager ce qu’il avait déjà vu, souder l’équipe dans une vision ou des interrogations communes qui devaient devenir nôtres, celles du journal, puisqu’elles étaient les siennes.

L’Église dit que la « réception » d’un concile prend plusieurs siècles. Celle des idées que Jean voulait nous faire partager n’était pas toujours immédiate. Elle a souvent pris des mois ou des années mais il avait sa garde rapprochée, Guy, Josette Alia et quelques autres dont j’ai été, dans les deux ou trois années qui ont précédé mon départ au Monde. Il nous confiait alors les sujets sur lesquels il était en connivence avec nous et, quand il désespérait, même avec nous, de trouver des relais dans la rédaction, il faisait donner son premier cercle, celui des « amis du journal ». Entraient alors en scène Edgar Morin, Jacques et Mona Ozouf, Pierre Nora, l’historien, le jeune frère de Simon, ou des figures de l’intelligentsia romaine car la gauche italienne avait beaucoup d’avance sur la française.

Jean avait de la ressource, mais quand il a lancé, excédé, à un journaliste politique : « Quand me direz-vous qu’un syndicaliste a tort et un patron raison ? », il en a choqué plus d’un. Aujourd’hui, c’est l’inverse qu’il aurait à dire : « Quand me direz-vous qu’un patron a tort et un syndicaliste raison ? » La roue a tourné. Les temps ont à nouveau changé. Les idées reçues ne sont plus les mêmes mais elles sont, de tout temps, si bien ancrées qu’au milieu des années soixante-dix, lorsque Jean est revenu d’un entretien avec Juan Carlos pour nous dire sa conviction que le dauphin de Franco accompagnerait la démocratisation de l’Espagne, la température a brutalement chuté en conférence.

Avait-il perdu la tête ?

La moquette grondait. Les sourcils d’Hector se sont relevés et même Serge, même le fidèle Lafaurie, a marqué sa réprobation : « Jean, je ne te comprends pas », a-t-il jeté dans un lourd silence. Sans plus d’alliés, Jean Daniel s’est levé, nous plantant tous là. Il a quitté son bureau, n’a même pas assisté au déjeuner des chefs qui concluait la conférence mais, comme il nous l’avait prédit, Juan Carlos a bel et bien apporté un soutien décisif aux démocrates et aux socialistes espagnols.

Je ne crois pas que Jean se soit jamais trompé sur l’essentiel et ses rares défauts ont le charme de la fragilité. Ni cet irrépressible besoin d’être rassuré par des compliments dont il n’est jamais rassasié, ni sa déception de n’être pas entré au panthéon de la littérature mondiale, ni son éternel regret de ne pas avoir été Perdriel qui aurait, lui, tant voulu être Daniel, n’enlèvent quoi que ce soit à cet homme dont le journal a tant éclairé ses lecteurs, tant modelé une époque et, accessoirement, m’a tant fait.

Dans ma chambre, à Vilnius, je me suis arrêté là.

Jean auquel j’avais envoyé le tapuscrit de ce livre m’avait appelé, furieux : « Où avez-vous été chercher cela ? Je n’ai jamais voulu être Perdriel ! ». Il ne l’aurait jamais reconnu, mais si. Il aurait aussi voulu être Claude Perdriel, cofondateur du journal, ingénieur fortuné et patron de presse. Vendredi, obsèques militaires et hommage de tout ce qui compte à Paris, je n’irai pas aux Invalides. Je ne peux pas. Je ne vais pas aller pleurer comme une madeleine. J’ai passé l’âge de ne pas savoir me contrôler, et je suis d’ailleurs attendu à Tallinn, toujours pour ce rapport sur les relations entre l’Union européenne et la Fédération de Russie. Ce rapport parlementaire, je l’écrirai seul, sans avoir pu en parler avec lui.

Jean est mort.

(1)            La 2ième Division blindée du général Leclerc a été la plus prestigieuses des forces gaullistes. Comme Jean Daniel, mon cousin Charles Guetta ainsi que mon beau-père, Daniel Sayegh, y ont combattu.

(2)            L’ivresse de l’Histoire, Editions Flammarion

(3)            Hector de Galard et Serge Lafaurie dirigeaient la rédaction aux côtés de Jean

Cette tribune est parue dans le HuffingtonPost vendredi 28 février 2020

https://www.huffingtonpost.fr/entry/enterrer-jean-daniel-cest-enterrer-mon-journalisme-ma-famille-politique-ma-generation_fr_5e57ae8ec5b68f79fdc5bba2?utm_hp_ref=fr-homepage

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