Eh bien non, M. Borrell ! Pardon d’avoir à vous le dire mais vous vous trompiez, et lourdement, lorsque vous avez déclaré la semaine dernière, devant les 27 ministres des Affaires étrangères de l’Union réunis à Zagreb, que : « Si vous oubliez vos capacités pour ne penser qu’à vos objectifs, cela ne relève plus de la politique mais de la magie (…) Nous voulons agir en fonction de nos capacités et de nos ressources et n’avons pas la capacité d’établir une no-fly zone en Syrie ».
Alors même que ces deux adeptes de la magie que sont la chancelière allemande et le ministre néerlandais des Affaires étrangères, deux hurluberlus irresponsables, s’étaient publiquement déclarés en faveur de cette « no-fly zone » au-dessus d’Idlib, vous avez malheureusement été entendu. Comme d’habitude, nous ne ferons donc rien mais contrairement à ce que vous dîtes, M. le Haut-représentant, la politique ne consiste pas à adapter ses objectifs à ses capacités mais ses capacités à ses objectifs et, en l’occurrence, à des nécessités essentielles.
L’Union n’a bien sûr pas les moyens de contrôler le ciel d’Idlib.
Elle ne les a pas puisqu’elle n’a toujours pas de Défense commune mais, ensemble ou même à quelques uns, ses Etats-membres disposent, eux, de bien assez d’appareils pour le faire. Si vous les aviez appelés à prendre leurs responsabilités et leur aviez rappelé, preuve syrienne à l’appui, à quel point nous avons besoin de moyens militaires communs pour nous faire entendre et faire respecter nos intérêts, vous auriez fait avancer le débat au lieu de prêcher le renoncement.
Au lieu d’encore plus discréditer l’Union en décrétant qu’elle ne peut pas être, vous auriez donné à voir à ses citoyens qu’elle peut choisir d’exister et pourquoi nous ne pouvons plus tarder à jeter les bases d’une force commune et devons, en attendant, coordonner nos moyens nationaux, là, tout de suite, maintenant, à chaque fois qu’il le faudra car enfin…
Dans cette région d’Idlib qui avait été la première à prendre les armes contre le régime syrien, il y a plus de deux millions d’habitants auxquels se sont ajoutés quelque 900 000 déplacés d’autres régions reconquises par l’armée de Bachar al-Assad. Cela fait plus de trois millions de personnes qui savent si bien ce qui les attendrait si elles tombaient aux mains du boucher de Damas qu’à défaut d’être protégées, elles n’auront pas d’autre choix que de forcer la frontière turque.
C’est le premier point et le deuxième est que le président turc, Recep Tayip Erdogan, ne souhaite pas plus devoir faire tirer sur ces malheureux que les accueillir alors qu’il y a déjà trois millions et demi de réfugiés syriens dans son pays. Un rejet monte dans sa population car la concurrence devient vive sur le marché du travail. Nous avons beau, nous les Européens, avoir pris en charge le financement des infrastructures et des aides nécessitées par ce drame, la situation n’est plus tenable en Turquie et c’est la raison pour laquelle Recep Erdogan s’est lancé dans son chantage à l’ouverture des frontières avec la Grèce et la Bulgarie.
Ou bien, nous dit-il ainsi, vous organisez avec moi l’interdiction du ciel d’Idlib à l’aviation syrienne ou bien vous prenez mes réfugiés tandis que je prends ceux qui frappent à ma frontière syrienne.
Ce chantage est inacceptable ? Oui, il l’est.
Ce chantage est d’autant plus répugnant que la Turquie a utilisé ses réfugiés comme de simples pions en leur faisant croire que les frontières européennes leur étaient ouvertes ? C’est également vrai et cela ne grandit pas le dictateur qu’est aujourd’hui devenu M. Erdogan mais nous, sommes-nous vraiment plus vertueux alors que nous ne levons pas le petit doigt pour aider les pays des côtes européennes, Grèce et Italie, et nous indignons du manque de cœur des autres tout en laissant nos frontières soigneusement fermées ?
Sans doute avons-nous raison, troisième point, de maintenir portes closes avant que nos extrêmes-droites ne prennent partout autant de poids qu’en Allemagne. C’est une position parfaitement défendable mais nous ne pouvons pas en même temps refuser les réfugiés, quatrième point, et ne rien faire pour qu’ils n’aient pas d’autre choix que mourir ou forcer les frontières, turques ou européennes.
C’est là que nous en revenons, M. Borrell, à votre opposition entre magie et politique. La magie, c’est de laisser croire que nous pourrions nous en tirer avec quelques chèques de plus. La politique, c’est d’enfin exister, nous l’Union, de ne plus nous en remettre à de faux accords du moment conclus entre MM. Poutine et Erdogan, de coordonner nos forces, de demander l’appui logistique de l’Alliance à laquelle nous appartenons, l’Otan, d’empêcher tout bombardement d’Idlib et, entrés dans le jeu, de travailler à un accord de paix passant par la cantonalisation de la Syrie et la préservation des intérêts de toutes les puissances concernées, Union comprise.
Ce sera long ? Ce sera compliqué ? Ce ne sera pas sans risques ?
En effet mais alors qu’attendons-nous et qu’attendez-vous, M. le Haut-représentant ?