Paru dans la Repubblica le 29 mai 2020

Donald Trump, on sait. Tweets ou déclarations publiques, il ne rate jamais une occasion d’accuser la Chine de tous les crimes et de la promettre aux pires châtiments. Cela répond si bien à l’attente de ces 66% d’électeurs américains qui ont une mauvaise opinion de l’usine du monde que le candidat démocrate, Joe Biden, met tout autant d’ardeur à la pourfendre mais l’Union ?

Pourquoi l’Union européenne s’y est-elle mise aussi, avec moins de grands mots mais dans un tir toujours plus nourri ? Lundi, c’est le chef de sa diplomatie, Josep Borrell, qui appelait à opposer une « stratégie plus robuste » à la Chine. Sa déclaration a marqué car il y a un an déjà que, sans mollesse aucune, l’Union avait qualifié Pékin de « rival systémique », autrement dit d’adversaire dans tous les domaines. Josep Borrell souhaite passer à la vitesse supérieure et le Parlement européen ne s’en choquera pas puisqu’il avait entretemps attribué son Prix Sakharov, l’autre Nobel de la paix, au plus célèbre défenseur de la minorité ouighour, Ilham Tohti, emprisonné à vie par le régime chinois. Il n’y avait d’abord eu que quatre députés (dont j’étais) à prôner ce choix mais, signe des temps, il nous avait fallu moins de deux mois pour emporter la décision et, depuis septembre, la représentation européenne n’a guère cessé de se solidariser avec les démocrates hongkongais et de protester contre la violation des droits de l’Homme en Chine.

L’influente commissaire à la concurrence, Margaret Vestager, la femme qui avait su mettre Apple et Google à l’amende, dénonce de son côté le « manque de réciprocité » dans les échanges entre l’Union européenne et la Chine. Là encore, le changement de ton est notable et, parallèlement, Paris, Berlin et beaucoup des grandes capitales européennes expriment une volonté de contrôler et freiner les investissements chinois (« étrangers », disent-elles) dans leurs industries stratégiques. Face à la Chine, c’est un front européen qui se cherche et, déjà, s’esquisse car l’Union, ses institutions, ses cercles de réflexion et ses 27 Etats membres, se reprochent aujourd’hui, et toujours plus depuis le début de cette pandémie, d’avoir fait preuve de « naïveté » vis-à-vis du régime chinois.

Comme le monde entier, l’Europe avait cru Deng Xiaoping lorsqu’il déclarait en 1974, à l’Onu, que « la Chine n’était pas une superpuissance et ne chercherait jamais à l’être ». Comme les Etats-Unis, le FMI, la Banque mondiale et tant de figures intellectuelles du néo-libéralisme, les Européens avaient cru, dur comme fer, que l’ouverture économique de la Chine et le développement de ses échanges internationaux la conduiraient inéluctablement à une ouverture politique et à son insertion, aux côtés des Occidentaux, dans une gouvernance mondiale fondée sur le droit et le multilatéralisme. Comme les conseils d’administration des grandes entreprises, les Européens avaient cru qu’il n’y aurait qu’avantages à délocaliser vers la Chine leurs industries de main-d’œuvre puisque leurs exportations en seraient favorisées et leurs coûts de fabrication réduits.

Longtemps, il fut quasiment impossible de contester ces certitudes mais, comme les Américains, comme tous les Américains, démocrates et républicains, les Européens réalisent aujourd’hui que la Chine est bien évidemment devenue la grande puissance qu’elle ambitionnait de redevenir, qu’elle entend désormais régenter l’Asie avant de faire un souvenir de l’hyperpuissance américaine, de dominer l’économie mondiale et de s’imposer militairement sur toute la surface du globe. C’est pour cela que, bien avant la pandémie, Barack Obama avait tellement œuvré à intégrer, à l’exclusion de la Chine, les économies asiatiques et américaines. C’est pour cela qu’il y a plusieurs années déjà que le vent commençait à tourner mais tout s’est maintenant emballé, en quelques mois de coronavirus.

Tandis que le monde découvrait que Pékin avait tenté de cacher, près de deux mois durant, l’apparition de ce nouveau virus et avait ainsi largement contribué à sa propagation, la direction chinoise a cédé, elle, à un moment d’hubris. Puisqu’elle avait finalement su contenir l’épidémie avant qu’elle ne gagne l’ensemble du pays, il fallait faire oublier les premiers errements de Xi Jinping en magnifiant le régime. Puisque la Chine était critiquée à l’étranger, il ne fallait surtout pas s’excuser mais vanter la supériorité de son système qui, contrairement aux démocraties libérales, aurait su « montrer la capacité du socialisme aux caractéristiques chinoises à concentrer les ressources au service grands résultats ». Puisque cette arrogance passait mal, il fallait que les ambassadeurs chinois passent à l’attaque contre les gouvernements auprès desquels ils étaient accrédités et ils l’ont fait, à Paris notamment, avec une telle violence que la tension a monté.

A Washington, Donald Trump l’entretenait. En Europe, l’agressivité chinoise s’est rapidement heurtée à un tir de barrage. Après avoir laissé des résidents africains se faire jeter à la rue parce qu’ils auraient été porteurs du virus, la Chine a même dressé contre elle une bonne partie d’un continent où elle a tant investi mais qui ne l’aime pas. L’idée d’une nouvelle « guerre froide », avec la Chine et non plus avec la Russie, s’est soudain répandue sur les cinq continents et, d’abord, en Asie où la Chine montre partout ses muscles.

Elle l’a fait à la frontière indienne et le fait en mer de Chine du Sud où elle a encore affirmé son emprise sur des territoires contestés. Elle le fait à l’encontre de Hong Kong dont les libertés sont maintenant en sursis comme de Taïwan qui a le grand tort d’être une démocratie et d’avoir autrement mieux jugulé l’épidémie que Pékin. Parce que sa croissance va forcément pâtir du ralentissement de l’économie mondiale, qu’elle ne vient pas de bien jouer sur la scène internationale et que les Chinois n’oublient pas que les lanceurs d’alerte de Wuhan avaient été jetés en prison, la Chine de M. Xi parait se lancer, sur ses marches asiatiques, dans une fuite en avant nationaliste qui pourrait bien finir par mettre face à face, en mer de Chine du Sud, la marine américaine et la sienne.

Entre MM. Trump et Xi, la sagesse n’est pas assurée de l’emporter et c’est là qu’est la difficulté de l’équation chinoise pour l’Europe. Pas plus à Bruxelles que dans leurs différentes capitales, les Européens ne veulent se laisser entrainer dans une confrontation entre la Chine et les Etats-Unis. Ils le veulent d’autant moins qu’ils ont toutes les raisons de craindre que Washington et Pékin ne finissent par s’entendre après avoir fait monter les enchères et ne le fassent alors sur leur dos.

 Pour l’Union, deuxième puissance économique du monde après les Etats-Unis mais devant la Chine, la partie est extrêmement délicate car elle n’a ni exécutif ni armée, parce qu’elle reste un nain politique alors qu’elle est virtuellement prise en étau par deux Etats nations, deux puissances politiques et militaires qui ne rêvent  l’une et l’autre que de défaire son unité pour empêcher son affirmation.

Question donc : que faire ?

La première option serait de se ranger aux côtés des Etats-Unis afin d’amener la Chine à moins de démesure. Démocrates et républicains, les Américains ne demandent que cela. Ils pressent même les Européens de le faire et tout y pousse l’Union car la Chine, c’est un fait, est devenue le plus redoutable des quatre défis internationaux  auxquels elle est confrontée.

Aussi proches qu’ils soient et meurtriers qu’ils puissent être, les chaos du Levant et d’Afrique du nord ne sont certainement pas une menace économique. La Russie constitue une menace militaire pour les nations perdues de son ancien empire mais sa déconfiture économique et l’usure de son président viennent aujourd’hui relativiser ce danger. Les Etats-Unis ne veulent plus défendre l’Europe et voient en elle un rival économique mais, Trump ou pas, ils restent une démocratie à laquelle l’Europe est liée par une vraie connivence, historique et culturelle.

La Chine, en revanche, est la plus grande et la plus sophistiquée des dictatures en plus d’être le plus peuplé des pays du monde. Sa puissance militaire s’accroit à un tel rythme qu’elle se dote, tous les quatre ans, de l’équivalent de la marine française. Elle est assise sur de colossales réserves qui font d’elle une puissance financière aux possibilités vertigineuses. Elle est d’ores et déjà, et de loin, la plus formidable des puissances asiatiques. Tout lui promet de bientôt devenir le numéro 1 mondial et, sans même parler du Pirée dont elle est désormais propriétaire, elle est déjà fortement implantée dans onze autres des principaux ports européens. Fusion de ce qu’il y a de pire dans le capitalisme et dans le communisme, la dictature chinoise place ses pions dans toute l’Union, si méthodiquement que les Européens auraient grand besoin de pouvoir recourir à l’option américaine. 

Elle n’est pas injouable si les Démocrates l’emportent en novembre. Avec eux, une convergence pourrait se négocier à des conditions fiables et mutuellement avantageuses. C’est sans plus attendre que les Européens devraient ainsi commencer à sonder l’équipe Biden mais, si Donald Trump devait l’emporter, il serait difficile de négocier un accord de long terme avec un homme aussi instable, dont la fiabilité est plus qu’incertaine et dont la culture politique se limite aux écrans de Fox news.

Dans cette hypothèse, l’Union européenne devrait plutôt tenter de jouer un équilibre entre Washington et Pékin en échangeant une relative neutralité contre la garantie de ses intérêts économiques essentiels. L’Europe, et le monde avec elle, voyageraient alors en terres inconnues et la certitude est qu’elle aurait à chercher, dans cette option, une entente avec la Russie, l’accord des deux Europe dont la mésentente deviendrait, pour l’une et l’autre, un luxe inabordable.

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