Méfiez-vous des étés. On les associe à la parenthèse des vacances dans le stress de l’année politique mais c’est durant un mois d’août que les forces du pacte de Varsovie avaient écrasé le printemps de Prague, que l’Irak avait envahi le Koweït ou, plus heureux mais encore plus fondamental, qu’était né Solidarité, premier syndicat libre du monde communise dont il allait sonner le glas.
Il est rare qu’un été soit calme et, de fait, les nuages s’accumulent sur l’été 2020. Ils se noircissent sur l’autre rive de la Méditerranée où la crise libanaise est venue s’ajouter aux crises syrienne, iranienne et libyenne, à la guerre du Yémen, aux incertitudes politiques d’Israël et au chaos irakien. Avec des Etats-Unis aux abonnés absents, une Union européenne sans moyens militaires, l’aventurisme turc, la nervosité grecque et la fuite en avant russe, la Mare nostrum devient toujours plus la Méditerranée de tous les dangers et ce n’est pas tout.
En Mer de Chine méridionale, dans cette artère essentielle de l’économie mondiale, les Etats-Unis ont renforcé leur présence avec pour objectif déclaré d’y limiter ces gesticulations militaires de M. Xi qui risquent toujours plus de déboucher sur un dérapage incontrôlé. Deux mers, deux points chauds et même brûlants auxquels il faut ajouter l’imprévisibilité croissante d’un président américain qui ne sait plus comment reprendre la main, l’affaiblissement de plus en plus patent de Vladimir Poutine et la pandémie, cette épée de Damoclès dont le monde a encore tant à redouter en termes économiques et sanitaires.
Il y a, oui, tant de dangers rampants et tant de points d’interrogation qu’on pourrait un jour qualifier d’« août 2020 » la renaissance d’un désordre international, durable et généralisé, comme on dit « août 14 » depuis un siècle pour parler d’une veille de guerre mondiale. Ce qui est à craindre aujourd’hui ce n’est pas le choc armé de deux puissances ou de deux grandes alliances mais la fin de toutes règles et concertation internationales pouvant déboucher, comme dans les temps anciens, sur d’interminables affrontements de puissances régionales dont la crise syrienne a annoncé le retour avant que les crises libyenne et, bientôt, libanaise ne le fassent à leur tour.
L’Asie d’aujourd’hui ne rappelle que trop l’Europe d’hier, celle qui cherchait à définir, dans une guerre perpétuelle, un équilibre entre ses puissances rivales. La Libye, la Syrie et le Liban mêlent, en proportions variables, l’effondrement économique à la mode argentine, le chaos vénézuélien d’un régime préférant tuer un pays qu’en abandonner les commandes et le fractionnement ethnico-religieux de l’ex-Yougoslavie. Ces trois crises auront été annonciatrices des temps présents. Elles les ont même largement définis mais, dans l’actuelle multiplication des acteurs de la scène internationale, l’Union européenne, au moins, s’impose-t-elle en puissance politique ?
On n’y est pas, on le sait.
D’une certaine manière, on l’est même moins que jamais puisque le Brexit a laissé la France seule et unique puissance militaire de l’Union. L’Union reste une puissance sans glaive qui n’est même plus certaine de bénéficier d’un parapluie américain mais, en même temps, l’élection de Donald Trump et le Brexit avaient profondément modifié la donne européenne avant même que la pandémie ne la transforme entièrement.
L’idée que l’Union doive disposer des moyens de devenir une puissance s’est si bien imposée que le Haut représentant est régulièrement malmené par des députés si alarmés par la Chine ou la Turquie qu’ils voudraient que l’Union européenne montre les muscles qu’elle n’a pas. Sans même que ces deux mots ne soient employés, l’idée d’Union politique est devenue évidente à tous, exactement comme la nécessité d’emprunter ensemble pour relancer ensemble nos économies ne rencontre plus d’objection.
On se dispute sur les conditions de distribution et d’un éventuel remboursement de cette manne de quelques 750 milliards d’euros mais pas, absolument pas, sur le principe du recours à un emprunt européen. Sans dire son nom et sans encore moins préciser ses contours, l’Union politique s’inscrit dans la réalité car, après s’être doté d’une monnaie unique, le marché commun marche vers des emprunts et des investissements communs et une affirmation politique sur la scène internationale.
Peut-être, diront les pessimistes et tous ceux qui se refusent à penser en termes de dynamique mais, pour l’heure, ce sont les eurosceptiques qui viennent de remporter la présidentielle polonaise et il n’est nullement certain que les 27 dirigeants nationaux de l’Union se mettent d’accord, cette fin de semaine, sur le plan de relance de la Commission.
Les deux choses sont vraies. Ni l’une ni l’autre n’est réjouissante mais compromis il y aura au Conseil européen, cette fois-ci ou très vite, et l’opposition polonaise n’a perdu que d’un cheveu, tout en progressant, une fois de plus et considérablement, en nombre de voix. Les nationaux-conservateurs l’ont emporté à Varsovie mais de si peu que leur victoire en est d’autant plus alarmante, pour eux, que la Pologne ouverte, moderne et européenne, celle de l’opposition, l’a très largement emporté dans les villes et la jeunesse, dans la Pologne de ce siècle. Comme en Hongrie mais de manière encore bien plus nette, l’opposition progresse en Pologne et avec elle l’idée d’Europe solidaire et politique.
Alors, disons-le, cet été 2020 est celui de l’ouverture d’une longue, très longue course de vitesse entre l’émergence d’une nouvelle puissance de dialogue et de Raison, l’Europe politique, et la plongée du monde dans l’abîme des rivalités régionales, ethniques et religieuses – entre le Contrat social et le chacun pour soi.