Je vais trop vite et le sais. A deux semaines de l’élection, rien ne peut assurer que vous la remportiez mais si je vous dis pourtant « M. le Président », ce n’est pas seulement parce que je souhaite ardemment votre victoire.

C’est surtout parce que les défis que nous avons à relever ensemble, démocrates américains et européens, sont tellement immenses que nous devons commencer dès maintenant à nous y préparer afin que nos idées mûrissent d’ici à la fin janvier et puissent déjà imprégner votre discours d’investiture.

Le temps presse, M. le Président, car le respect des droits de l’Homme et de l’Etat de droit, les libertés individuelles et la concertation internationale, toutes les valeurs sur lesquelles les grandes démocraties avaient refondé l’ordre mondial aux lendemains de la défaite nazie sont aujourd’hui ouvertement contestées par des pouvoirs toujours plus nombreux et des milieux intellectuels et des courants politiques toujours plus actifs.

Ce changement n’est pas que chinois, indien, russe ou philippin.

L’Union européenne et les Etats-Unis le connaissent aussi. Vous avez la montée de mouvements conspirationnistes influençant beaucoup des électeurs de Donald Trump. Nous avons l’apparition d’apôtres de la « démocratie illibérale » et de nouvelles extrêmes droites europhobes, séduites et appuyées par M. Poutine.

La démocratie est partout sous attaque.

Si nous ne savons pas unir nos forces pour la défendre, elle peut perdre la bataille mais, faisant ce constat qui est certainement aussi le vôtre, un Européen ne peut pas oublier ce jour où les Etats-Unis avaient renoncé à aller clouer au sol l’aviation de Bachar el-Assad.

Je ne vous l’apprends pas, tout était prêt. Les moteurs de bombardiers français et américains tournaient. Comme Barack Obama s’y était engagé en parlant d’une « ligne rouge » nous allions sanctionner ensemble le premier recours massif à l’arme chimique par le régime syrien et puis non, le président des Etats-Unis a changé d’avis, rouvert la porte du Proche-Orient à Vladimir Poutine et permis à son régime de s’enhardir sur tous les fronts, aux frontières mêmes de l’Union.

Nous avions été beaucoup à nous dire que la liberté ne pouvait décidément plus compter sur les Etats-Unis qui projetaient leur force quand il ne le fallait pas et s’en abstenaient quand il l’aurait fallu et puis…

Et puis c’était plus grave qu’une déception.

Loin d’une saute d’humeur, Barack Obama avait confirmé là l’évolution amorcée par Georges Bush lorsqu’il s’était mis aux abonnés absents pendant que la Russie entrait en Géorgie. Les affaires européennes n’étaient plus une priorité américaine comme Donald Trump allait le signifier à son tour en qualifiant l’Otan « d’obsolète » et nous n’avons pas d’illusion sur le fait que vous puissiez revenir sur ce tournant.

Pas plus au Proche-Orient qu’en Europe, les Etats-Unis ne veulent plus être les gendarmes du monde. Il n’y a pas à vous en critiquer puisque cela ne vous avait jamais beaucoup réussi, que vous n’avez plus à contenir, en Europe, un bloc rival qui n’est plus et que vous pouvez désormais vous passer du pétrole saoudien.

Vous n’avez plus à faire face qu’à un seul adversaire : la Chine. C’est sur elle que vous concentrez tous vos moyens car Taïwan et la Mer de Chine méridionale sont et seront toujours plus les enjeux du moment mais devrions nous alors renoncer à notre alliance ?

Pour vous comme pour nous ce serait l’erreur à ne pas commettre.

Vous avez besoin de nous pour ne pas être seuls face à la Chine et aux alliés qu’elle s’achète.

Nous avons besoin de vous car si la Défense commune européenne n’est plus un tabou dans aucune des capitales de l’Union, il lui faudra, au mieux, une vingtaine d’années pour devenir réalité. En attendant, nous sommes nus puisque les armées et la force de frappe françaises ne suffisent pas à défendre les 27.

Nous avons encore besoin de votre « parapluie » dont vous devez réaffirmer l’existence pour ne pas avoir à le déployer mais cela ne veut pas dire qu’il faille rêver d’en revenir à l’Alliance des temps de la Guerre froide.

Ces temps sont révolus. Le contribuable américain n’a plus aucune raison de financer la protection militaire de l’Europe et, pour être sauvée, l’Alliance atlantique doit être redéfinie.

Vous êtes, aujourd’hui, en droit d’exiger que chacun des pays de l’Union consacre un minimum de 2% de ses dépenses à son budget miliaire. Mieux, les plus Européens d’entre nous vous supplient de le faire car ce n’est qu’ainsi que nous atteindrons l’indépendance stratégique à laquelle nous aspirons mais nous, nous serons alors en droit de développer une industrie d’armement européenne à l’essor de laquelle vous ne devrez plus faire obstacle.

Vous ne pouvez pas nous demander à la fois d’augmenter nos dépenses militaires et de les consacrer à passer commande à vos industries d’armement.

L’Alliance atlantique doit devenir celle de deux puissances démocratiques aux moyens militaires comparables et complémentaires et non pas l’alliance d’un géant tout puissant et d’un nain politique à ses ordres.

Dès lors que vous ne voulez plus être le gendarme du monde, vous devez en tirer les conséquences mais y êtes-vous prêts ?  

Etes-vous prêts à reconnaître en l’Union européenne non seulement un allié mais un égal ?

Pardon de vous le dire aussi directement, M. le Président, mais c’est encore loin d’être évident à nos yeux car il n’est évidemment pas facile de renoncer à un statut d’exception même lorsqu’on n’en veut plus.

Plus que des mots, nous attendons des gestes ; plus que des gestes, nous attendons des actes mais regardez un instant cette mappemonde au cœur de laquelle vos cartographes placent votre continent, Pacifique d’un côté, Atlantique de l’autre.

Vous ne pouvez plus être des deux côtés à la fois car le temps des deux seules superpuissances n’est plus.

Vous devez choisir. Votre choix est fait. Vous avez fait « pivoter » (le mot est de vous) votre puissance vers l’Asie et c’est à nous, les Européens, de faire face aux chaos de l’ancienne aire soviétique, de l’Afrique et de la Méditerranée.

Si vous ne voulez plus vous en occuper, souffrez que nous le fassions mais, M. le président, donnez une cohérence à la politique américaine.

Contrairement à vos prédécesseurs, ne rêvez plus de diviser l’Europe pour y régner alors que vous ne voulez plus vous y investir. Laissez-nous faire et mieux que cela, plus important encore, aidez-nous à vous aider en déclarant une fois pour toute que vous attendez de cette alliée des Etats-Unis qu’est l’Union européenne qu’elle s’affirme en puissance souveraine, à la fois politique et militaire.

Je croise les doigts, M. le Président, certain que vous n’ignorez rien de ce que je vous écris là avec espoir et amitié,

Bernard Guetta

Journaliste et député européen (Groupe Renew)

 (Texte écrit à la demande du Think tank Terra Nova)

et publié sur son site ;

https://tnova.fr/notes/lettre-ouverte-a-joe-biden-par-bernard-guetta

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