Disons-le, froidement, mais tant pis. La fuite éperdue des Français d’Algérie avait été autrement plus atroce que ces moments d’horreur à Kaboul. A Saïgon, c’est devant le bloc communiste que les Etats-Unis perdaient la bataille et on ne compte plus les attentats comme ceux de jeudi depuis le 11-Septembre. Il n’y a rien de vraiment neuf dans la capitale afghane, sauf que le monde voit soudain là ce qu’il savait déjà sans avoir voulu le réaliser.

Chacun savait que les temps de la toute-puissance américaine s’étaient achevés, qu’ils n’avaient sans doute été qu’illusion et qu’au regard du défi chinois, tout semblait désormais secondaire aux Etats-Unis. On le savait depuis que Barack Obama avait fermé les yeux sur les crimes de Bachar Al-Assad. On avait eu du mal à ne pas l’entendre dans l’« America first » de Donald Trump, mais c’était Trump, voulait-on se dire, alors que là c’est un vieux routier des affaires du monde, Joe Biden, un homme formé dans la guerre froide, qui met officiellement fin au siècle américain en abandonnant l’Afghanistan à l’obscurantisme des talibans et au djihadisme de Daech.

Alors oui, devant ces foules de Kaboul déchiquetées par les bombes et ravagées par le désespoir, devant la détermination avec laquelle la première puissance du monde se retire d’un pays qu’elle avait prétendu rebâtir depuis vingt ans, le monde est pris de vertige, car il ne peut pas ne pas entendre le message que lui envoie ce moment.

Des rapports de force à repenser

Bon ou mauvais, il n’y a plus de gendarme. Il n’y a plus de parapluie, plus de protection assurée, plus d’alliances en béton, mais une Amérique qui se détourne du monde pour se tourner sur elle-même, investir à tour de bras dans sa modernisation, économiser les dollars et les hommes dont elle aura besoin pour ne pas céder la première place à la Chine et laisse l’Europe, l’Afrique et le Proche-Orient à l’incertitude d’équilibres et de rapports de force à repenser entièrement.

Alors, réveillons-nous !

Plutôt que de perdre notre temps à nous disputer sur l’accueil des réfugiés afghans, demandons-nous, nous les Européens, si nous sommes vraiment certains de la réaction des Etats-Unis au cas où Vladimir Poutine marcherait sur Kiev ou annexerait l’Ukraine orientale dans l’espoir de se refaire une popularité.

Interrogeons-nous et nous devrons nous avouer que nous ne sommes certains de rien après que George W. Bush se fut mis aux abonnés absents, en 2008, lorsque la Russie envahissait la Géorgie, que Barack Obama n’eut pas bougé, en 2013, face à l’emploi d’armes chimiques par le régime syrien et que Joe Biden brave maintenant l’humiliation nationale pour se retirer de Kaboul à tout prix.

Or, ce que nous savons, Vladimir Poutine le sait aussi.

Faisons face aux réalités

Le Kremlin est aujourd’hui fondé à se dire qu’il n’y aurait pas non plus de réaction américaine s’il engageait ses mercenaires dans les Balkans, se manifestait plus encore dans la zone baltique, en Libye et en Afrique subsaharienne, ou faisait front, demain, avec les généraux algériens, comme il l’a fait avec « le boucher de Damas ».

Toutes ces hypothèses sont envisageables et que pourrions-nous faire, alors ?

Rien. Nous ne pourrions rien faire ou presque, car la seule véritable armée restant à l’Union européenne est celle de la France et qu’elle est déjà présente sur trop de fronts.

Cela signifie qu’il n’y a plus de temps pour le désarroi, plus une seconde à perdre.

Dans quatre mois, la France prendra la présidence de l’Union, mais c’est dès maintenant qu’elle doit sonner l’alarme, nourrir le débat, mobiliser nos partenaires. Réveillons-nous, doit-elle leur dire, avant de nous découvrir nus face aux dictatures russe, chinoise ou même turque. Avant d’avoir à réapprendre que l’impuissance est une sujétion, doit-elle marteler, avant de ne pas voir la cavalerie américaine arriver une troisième fois à la rescousse de l’Europe, faisons face aux réalités de ce siècle et ne laissons personne dire que l’Union européenne ne pourrait pas avoir de défense.

Elle le peut, car elle le doit.

Elle le peut, car il ne s’agirait évidemment pas de fondre en une seule vingt-sept armées aux traditions politiques et aux cultures historiques différentes, mais de développer en commun les armes du futur et de nous préparer ensemble aux nouvelles batailles, spatiales et numériques.

Faire de l’Europe un acteur stratégique

Elle le peut, puisque le tabou qu’avait si longtemps été la défense commune a été brisé par Donald Trump, lorsqu’il avait déclaré qu’avant d’aller défendre les Européens, les Etats-Unis devraient s’assurer qu’ils soient à jour de leurs contributions financières à l’OTAN.

Elle le peut, puisque Joe Biden a maintenant fait comprendre aux Vingt-Sept ce qu’ils n’avaient pas encore vraiment admis.

L’Union le peut, puisqu’elle n’aurait ainsi plus qu’à accélérer une évolution en cours depuis six ans, et l’Union se doit de le faire, car si ses capitales restaient incapables de se doter d’une vraie défense, les Etats-Unis n’auraient aucune raison de voler au secours de tels alliés.

Réveillons-nous, doit dire la France, car les Américains pourraient un jour préférer, face à la Chine, une Russie forte à une Union inexistante, ménager le Kremlin et s’entendre avec lui plutôt que d’aller mourir pour Tbilissi, Vilnius ou Kiev.

« Existons ! », doit dire Emmanuel Macron aux vingt-six autres Etats membres, non pas parce que l’Alliance atlantique serait devenue inutile, mais parce que nous en avons plus que jamais besoin et que le seul moyen de la pérenniser est de faire de l’Europe un acteur stratégique. Réveillons-nous, doit-il leur dire, car c’est à Kaboul, en août 2021, que le XXIe a commencé aussi sûrement que le XXe siècle s’était ouvert en juin 1914 à Sarajevo.

Tribune parue dans « Le Monde » le 30 août 2021

https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/08/30/bernard-guetta-l-amerique-se-detourne-du-monde-europeens-reveillons-nous_6092785_3232.html

Print Friendly, PDF & Email

English Deutsch Magyar Polski