C’est le défi d’une double impossibilité que l’Ukraine lance à l’Union européenne. L’Union, premier problème, ne peut pas refuser d’ouvrir ses portes à ce pays martyre car ce serait lui refuser sa solidarité et sa protection alors qu’il ne pourra sans doute pas entrer dans l’Alliance atlantique et que sa prospérité sera, sur le long terme, son meilleur bouclier.
Ce n’est guère discutable. C’est même évident. Sauf à renier toutes nos valeurs, à renoncer à défendre la démocratie et à fuir les responsabilités internationales auxquelles nous aspirons au moment même où tout nous commande de les prendre, l’Union ne peut pas tourner le dos aux Ukrainiens mais que se passerait-il si nous procédions, avec eux, à un nouvel élargissement ?
Nous ne pourrions alors ni continuer à nous asseoir sur le frein dans nos négociations avec les Balkans occidentaux et la Serbie ni ne pas accepter de nous élargir aussi à la Moldavie, à la Géorgie, peut-être même à l’Arménie, voire à une Turquie qui aurait rompu avec son actuelle dictature.
En disant « oui » aux Ukrainiens, ce n’est pas seulement que l’Union prendrait le risque d’accepter en son sein un pays ruiné dont les frontières resteront longtemps aussi disputées que fragiles. Ce n’est pas seulement que l’Union ferait tout ce qu’elle ne doit jamais faire mais également qu’elle courrait au-devant de la paralysie puisque nos institutions, déjà si contraignantes à 27, ne seraient assurément plus faites pour quelque quarante Etats membres aux niveaux de développement économique et politique si profondément différents.
Alors ouvrons les yeux. L’accélération de l’Histoire qu’ont suscitée l’affirmation politico-militaire de la Chine, la volonté des Etats-Unis de se recentrer sur l’Asie, la pandémie et, bien évidemment, l’agression contre l’Ukraine, nous oblige à deux révolutions et non pas une.
Nous nous étions déjà convaincus de la nécessité d’unifier nos approches du monde, de nous doter d’une Défense commune et de politiques industrielles paneuropéennes. Nous sommes déjà entrés dans le troisième moment de l’unité européenne qui doit nous conduire à une union politique après le marché unique et l’euro. Déjà, nous abordions ainsi la zone de tempête dans laquelle la réalisation de ces tâches historiques va forcément nous précipiter et nous voilà sommés d’envisager, en plus, un nouvel élargissement qui serait de loin le plus difficile que nous ayons connu et ayons à connaître.
C’est ainsi. Nous ne pouvons et ne devons pas plus nous dérober que nous ne l’avons pu lorsque les pays sortis du bloc soviétique frappaient à nos portes mais que faire pour relever tant de défis en même temps ?
L’Europe à plusieurs vitesses est la réponse.
Nous devons cesser de penser que nous pourrions tous, tout le temps et dans tous les domaines avancer du même pas. C’est impossible. Ca le restera pour de nombreuses décennies mais nous pouvons constituer des coalitions de pays désireux d’aller plus loin plus vite vers des objectifs communs et cela pourrait se faire de deux manières.
La première serait d’agir au coup par coup, de voir à chaque fois qui veut faire deux pas en avant quand d’autres n’en envisageraient qu’un ou aucun. Ce n’est pas injouable mais l’Union aurait du mal à constamment se reconfigurer au gré des événements alors même qu’elle devra agir toujours plus vite dans une clarté toujours plus grande.
Reste donc une autre hypothèse, celle d’une fusée à trois étages, des étages entre lesquels il y aurait toutes les passerelles nécessaires pour pouvoir passer du premier au deuxième et du deuxième au troisième afin qu’un jour, encore lointain et qu’il ne faudrait pas vouloir précipiter, il n’y ait plus qu’un seul et même étage : une seule fusée.
Ce serait l’objectif à long terme mais dans l’immédiat ou, du moins, à court terme, comment définir ces trois étages ?
Eh bien le premier pourrait être celui du Partenariat européen, un étage auquel nous pourrions intégrer les Balkans, l’Ukraine, une Turquie solidement démocratisée et qui sait, quand elle le voudrait, une Grande-Bretagne tournant le dos à la vanité de sa solitude.
Ce serait, l’un dans l’autre, l’étage de ce qu’avait été le Marché commun, une zone de libre-échange cimentée par l’adhésion aux principes de l’état de droit et de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.
Puis viendrait l’étage de l’Union économique, des politiques communes et de la monnaie unique, de ce qu’est l’actuel état de l’Union mais en plus avancé, en désormais unanime sur l’adoption de l’euro et l’interdiction du dumping social et fiscal.
Viendrait enfin, au troisième étage, ce qu’il faudrait appeler, au plein sens du terme, la Communauté européenne où quelques-uns mettraient en commun la politique étrangère, le développement d’une Défense commune et les investissements industriels dans les industries d’avenir.
Confédération ? Fédération ?
Laissons de côté les mots qui fâchent et n’ont pas le même sens dans chacun des Etats membres. Prenons plutôt ce mot de Communauté qui ne fait plus en rien peur depuis le traité de Rome mais dont la simplicité exprime avec tellement de force l’essentiel, c’est-à-dire que, dans ce troisième étage, nous mettons en commun tout ce qu’il y a de plus important et, d’abord, notre sécurité.
Si nous nous mettions d’accord sur cette démarche, tout resterait à faire pour entrer dans la masse de détails qui comptent tant mais nous aurions d’emblée tout dit sur notre volonté de relever le défi de la double impossibilité et de nous en donner les moyens.
Quand on veut, on peut.