Le plus terrible est qu’ils étaient Noirs. C’est le plus terrible car si ce sont des policiers noirs qui ont pu tabasser avec autant de froide violence et sans la moindre raison un jeune automobiliste noir qui en en est mort, l’explication de ce meurtre n’est pas le racisme. A Memphis, ce qui a tué n’est pas ce racisme ordinaire qui conduit toujours tant de policiers américains à faire de tout Noir un si grand danger qu’il faille d’abord frapper ou tirer, fut-ce à mort, et réfléchir ensuite.

Non, c’est encore pire que cela car, bien au-delà du racisme, Memphis vient de tragiquement confirmer la prévalence d’une violence arbitraire et systémique dans la police américaine. Rien de surprenant à cela puisque la société américaine est elle-même anormalement violente mais force est de constater que la plus puissante des démocraties du monde s’avère ainsi impuissante à faire respecter les plus élémentaires principes de droit par ses propres policiers.

Or ce n’est pas seulement atterrant, odieux et intolérable. A l’heure où les régimes russe et chinois et tant d’autres de moindre importance contestent ouvertement la supériorité morale des démocraties sur les dictatures, à l’heure de l’agression contre l’Ukraine et des menaces contre Taiwan, il est formidablement dangereux que l’Amérique puisse être accusée d’ignorer les valeurs dont se réclame cet indispensable bouclier de la démocratie.

Le problème, dira-t-on, n’est pas neuf. Il n’est en effet que persistant puisque la ségrégation était encore vécue comme acceptable et naturelle par les Etats-Unis des années cinquante, lorsque la Guerre froide ne connaissait pas encore de détente. « Mais ils pendent les nègres ! », disaient alors les propagandistes soviétiques pour contrer les Etats-Unis mais les années soixante furent bientôt celles de l’avancée des droits civiques, de Martin Luther King et de Bobby Kennedy, d’un formidable souffle de jeunesse et de liberté qui, par comparaison, fit de l’URSS une puissance grise et liberticide, de Budapest à Prague.

L’espoir était alors incontestablement américain car le monde libre, comme on disait, était d’autant plus séduisant que la peur du communisme y avait conduit l’argent à accepter une spectaculaire progression de l’Etat-providence et de ses protections sociales. Rien n’était parfait à l’Ouest mais tout y était infiniment mieux qu’à l’Est alors qu’aujourd’hui les repères se sont brouillés.

L’argent est redevenu partout roi. Les inégalités sociales se sont approfondies et universalisées. Le recul de l’Etat-arbitre et des protections sociales a fait basculer à l’extrême-droite beaucoup des laissés-pour-compte pour lesquels la supériorité de la démocratie n’est plus incontestable.

Rien n’est plus acquis. Rien n’est plus aussi évident qu’avant la chute du mur et le triomphe du thatchérisme. Face à MM. Poutine et Xi, les démocraties ont en un mot besoin de se réarmer moralement, de retrouver une base sociale aussi large que dans les années d’après-guerre et de rendre à la démocratie un prestige politique qu’elles ont laissé s’éroder.

Au-delà de l’horreur de cette scène de meurtre, c’est le message de Memphis. Tout commande de l’entendre.

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